devant Jacques Mooney qui remontait de l’office étreignant deux bouteilles de stout. Ils se saluèrent froidement ; et les yeux de l’amant s’attardèrent un moment sur un visage de bull-dog, sur une paire de bras courts et trapus. Lorsqu’il eut atteint le bas de l’escalier, il regarda en l’air et vit Jack qui, de la porte de l’entresol, le suivait des yeux.
Soudain il se remémora une nuit où, un des artistes du music-hall, un petit blond londonien, s’était permis quelque liberté avec Polly. La réunion faillit être interrompue par la fureur de Jacques. Tout le monde s’ingénia à le calmer. L’artiste du music-hall, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, continuait à sourire protestant qu’il n’avait aucune mauvaise intention ; mais Jack, lui, continuait de faire entendre un joli concert et déclarait que le premier qui le prendrait sur ce ton avec sa sœur il lui ferait rentrer les dents dans les amygdales, foi de Jack qu’il le ferait.
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Polly demeura assise quelque temps sur le bord du lit, à pleurer. Puis elle s’essuya les yeux et se dirigea vers le miroir. Elle plongea le coin d’une serviette dans le pot à eau et se rafraîchit les yeux à l’eau froide. Elle s’examina de profil et fixa une épingle à cheveux au-dessus de l’oreille. Elle revint s’asseoir au pied du lit. Elle contempla les oreillers un bon moment, et leur vue éveilla en son esprit d’aimables, d’intimes souvenirs. Elle laissa reposer sa nuque contre les barreaux froids et se prit à rêvasser. Toute agitation avait disparu de son visage.
Elle attendait, patiente, presque joyeuse, elle n’avait pas peur ; ses souvenirs allaient s’effaçant peu à peu, devant des espérances, des visions d’avenir. Espérances et visions s’étaient si bien confondues, qu’elle ne voyait plus les oreillers blancs que fixaient ses regards, ne se souvenait plus qu’elle était dans l’attente de quelque chose.
Enfin elle entendit sa mère appeler. Elle bondit à la rampe.
– Polly, Polly !
– Oui, maman.
– Descends, ma chérie, Mr. Doran veut te parler. Alors elle se souvint de ce qu’elle attendait.
UN PETIT NUAGE
Huit ans auparavant, il avait pris congé de son ami, à la gare de North-Wall et lui avait souhaité bon voyage. Gallaher avait fait son chemin. Cela se voyait tout de suite à sa tournure de voyageur, à son complet de tweed irréprochable et à l’assurance de son parler. Peu d’hommes avaient ses capacités et moins encore étaient capables de se laisser aussi peu gâter par le succès. Gallaher avait le cœur bien placé et il avait mérité de réussir, – ça comptait d’avoir un pareil ami.
Les pensées du petit Chandler depuis le déjeuner avaient pour objet sa rencontre avec Gallaher, l’invitation de Gallaher, et la grande ville de Londres où Gallaher vivait. On l’appelait le petit Chandler, car bien qu’à peine légèrement au-dessous de la normale, il donnait l’impression d’être un petit homme. Ses mains étaient blanches et menues, sa carrure frêle, sa voix douce et ses manières raffinées. Il prenait le plus grand soin de sa moustache et de ses cheveux également blonds et soyeux, et parfumait discrètement son mouchoir. Ses ongles avaient des lunules parfaites et son sourire dévoilait une rangée de dents blanches et enfantines.
Tandis qu’il était assis à son pupitre au King’s Inns, il songeait aux changements qu’auraient apportés ces huit dernières années. Cet ami qu’il avait connu râpé et d’aspect nécessiteux était devenu une des brillantes figures de la presse londonienne.
À diverses reprises, il laissa là son ingrate besogne pour regarder par la fenêtre de son bureau. Les derniers rayons d’un couchant d’automne nuançaient les pelouses et les allées. Il éclairait d’une lumière indulgente les nurses peu soignées et les vieux décrépits qui sommeillaient sur les bancs ; il papillotait sur toutes les formes mouvantes : enfants qui couraient en criant sur le gravier des allées, promeneurs attardés dans les jardins. Le petit Chandler observait cette scène et méditait sur la vie ; et comme toujours, de méditer sur la vie, le rendait triste. Une douce mélancolie s’emparait de lui. Il éprouvait toute la vanité de la lutte contre le destin ; sagesse pesante que lui avait léguée l’expérience des siècles.
Il se souvenait des livres de poésies alignés sur ses étagères à la maison. Il les avait achetés alors qu’il était garçon et, souvent le soir, assis dans la petite chambre attenant au vestibule, il avait été tenté d’en prendre un sur le rayon et d’en lire quelques passages à sa femme ; mais la timidité l’avait toujours retenu, si bien que les livres étaient restés à leur place. Parfois il s’en répétait certaines strophes et cela le consolait.
Quand l’heure de son départ eut sonné, il se leva, prit minutieusement congé de son pupitre et de ses collègues. Sa modeste silhouette de petit homme correct émergea de dessous l’arche féodale du Kings’s Inns et descendit rapidement Henrietta Street. Le couchant doré s’estompait et l’air était devenu vif. Une bande d’enfants malpropres peuplaient la rue. Ils se tenaient debout ou couraient sur la chaussée, ou rampaient sur les marches devant les portes bâillantes, ou se blottissaient comme des souris, sur les seuils. Le petit Chandler ne s’en soucia point. Il se fraya un chemin habilement à travers ce grouillement de vermine, à l’ombre de hautes habitations spectrales où la vieille noblesse de Dublin avait mené joyeuse vie. Aucun souvenir du passé ne l’effleurait, tant son esprit était plein d’une joie présente.
Il n’avait jamais été chez « Corless », mais il en connaissait la réputation. Il savait que les gens y allaient, après le théâtre, manger des huîtres et boire des liqueurs, et il avait entendu dire que les garçons y parlaient français et allemand. Au cours de ses rapides promenades nocturnes, il avait vu devant la porte des « cabs » s’arrêter, des femmes, richement vêtues, en descendre escortées par leurs cavaliers, et pénétrer vite dans l’établissement. Elles portaient des robes bruissantes et des manteaux enveloppants. Leurs visages étaient poudrés et elles relevaient leurs robes, en touchant terre, comme des Atalantes apeurées. Toujours il avait passé sans se retourner. Il avait l’habitude de marcher vite dans la rue, même le jour, et, si d’aventure il se trouvait dans la rue à une heure tardive, il pressait le pas, craintif et nerveux. Parfois cependant, il caressait les causes de ses craintes. Il choisissait les passages les plus sombres et les plus étroits, et, comme il allait délibérément de l’avant, le silence qui s’étendait autour de lui l’inquiétait, les ombres errantes et silencieuses le troublaient et parfois le son fugitif d’un rire étouffé le faisait trembler comme une feuille.
Il tourna sur la droite vers Capel Street. Ignatius Gallaher dans la presse londonienne ! Qui l’aurait cru huit ans plus tôt ? Pourtant, maintenant qu’il évoquait le passé, le petit Chandler arrivait à se rappeler maints indices précurseurs de la grandeur future de son ami. Les gens avaient coutume de dire qu’Ignatius Gallaher était fou. Bien sûr, il fréquentait dans ce temps-là une bande de noceurs ; il buvait ferme et empruntait de tous côtés. À la fin, il avait été mêlé à quelque affaire louche, quelque transaction ; du moins, c’était une des versions qui avaient couru lors de sa fuite. Mais personne ne lui refusait du talent. Il y avait toujours un certain quelque chose chez Ignatius Gallaher qui vous impressionnait malgré vous. Même lorsqu’il était à bout de ressources et à court de moyens pour en obtenir, il faisait bonne figure. Le petit Chandler se souvenait (et ce souvenir lui faisait monter une bouffée d’orgueil au visage) d’un mot de Gallaher, lorsque celui-ci se sentait acculé :
« Minute, mes amis, disait-il plaisamment, laissez-moi trouver le filon. »
Voilà Gallaher tout entier, et, pardieu, on ne pouvait faire autrement que de l’admirer.
Le petit Chandler pressa le pas. Pour la première fois de sa vie, il se sentit supérieur aux gens qu’il côtoyait. Pour la première fois, son âme s’insurgeait contre la fade inélégance de Capel Street. Sans aucun doute, si l’on voulait réussir, il fallait partir. À Dublin, rien à faire. Comme il traversait Grattan Bridge, il jeta un coup d’œil en aval des quais et son cœur se serra à la vue des pauvres et chétives habitations.
Elles lui évoquaient une bande de chemineaux tassés le long des rives, leurs vieux manteaux couverts de poussière et de suie, comme stupéfiés par le panorama du couchant et attendant la première fraîcheur de la nuit qui leur intimerait l’ordre de se lever, de s’ébrouer et de partir. Il se demanda s’il saurait écrire un poème qui exprimerait son idée. Peut-être que Gallaher réussirait à le lui faire prendre dans quelque journal de Londres. Saurait-il écrire quelque chose d’original ? Il n’était pas sûr de l’idée qu’il désirait développer ; mais la pensée d’avoir été sensible à la poésie de l’heure prenait racine et germait en lui comme un espoir naissant. Il poursuivit hardiment son chemin.
Chaque pas le rapprochait de Londres, l’éloignait de son existence monotone dépourvue d’art. À l’horizon de son esprit, une lumière parut, vacillante. Il n’était pas si âgé : trente-deux ans ! Son tempérament pouvait être considéré comme touchant à la maturité. Il désirait mettre en vers tant d’impressions et de sentiments différents ! Il les sentait en lui ! Il essayait de peser son âme pour voir si c’était une âme de poète, il se disait que la mélancolie prédominait dans son caractère, mais c’était une mélancolie mitigée par des retours à la foi, à la résignation, à la joie pure. S’il pouvait exprimer ce sentiment dans un recueil de poèmes, peut-être que le monde l’écouterait. Jamais il ne serait populaire ; il le voyait