une brise fraîche. Toutes les fenêtres de la pension étaient ouvertes et les rideaux de dentelle ballonnaient légèrement du côté de la rue au-dessous des châssis relevés des fenêtres à guillotine. Du beffroi de Saint-George partaient sans cesse des carillons et les fidèles isolés ou par groupes traversaient la petite place circulaire devant l’église, révélant leur destination à leur attitude réservée non moins qu’aux petits volumes qu’ils tenaient dans leurs mains gantées. À la pension, on avait fini de déjeuner et la table de la salle à manger restait couverte d’assiettes sur lesquelles se voyaient des traînées de jaune d’œuf, des restes de lard et de couenne. Mrs. Mooney, assise dans son fauteuil d’osier, surveillait Mary, la bonne qui débarrassait la table. Elle lui faisait ramasser les miettes et les croûtons de pain destinés au pudding du mardi. Une fois la table desservie, les croûtons ramassés, le sucre et le beurre sous clef, elle se remémora l’entretien qu’elle avait eu la veille au soir avec Polly. Les choses étaient comme elle les soupçonnait d’être ; elle avait été franche dans ses questions et Polly non moins franche dans ses réponses. Naturellement les deux s’étaient senties quelque peu gênées. La mère parce qu’elle ne voulait pas avoir l’air de recevoir la nouvelle de façon trop dégagée ni sembler trop complaisante. Polly parce que non seulement des allusions de ce genre l’embarrassaient toujours, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas qu’on la crût capable, dans son innocence avertie, d’avoir pressenti les intentions de sa mère sous son apparente tolérance. Mrs. Mooney regarda instinctivement la petite pendule dorée sur la cheminée, sitôt qu’à travers sa rêverie elle se rendit compte que les cloches de Saint-George avaient cessé de sonner. Il était onze heures dix-sept, elle aurait largement le temps de vider la question avec Mr. Doran et d’être dans Malbourough Street à midi tapant. Premièrement, la balance de l’opinion sociale penchait pour elle : elle était une mère outragée. Elle l’avait autorisé à vivre sous son toit, présumant qu’il était un homme d’honneur et il avait tout simplement abusé de son hospitalité. Âgé de trente-quatre à trente-cinq ans, la jeunesse non plus d’ailleurs que l’ignorance ne pouvaient donc être alléguées comme excuse, car il devait avoir quelque expérience du monde. Il avait profité de la jeunesse et de l’innocence de Polly, cela était évident. Comment ferait-il amende honorable ?
En pareil cas, le devoir est de réparer la faute. Pour l’homme, c’est fort facile : il peut aller son chemin comme si rien n’était, ayant eu son plaisir ; la femme, elle, par contre, doit en subir les conséquences. Il y avait des mères qui se contentaient d’une somme d’argent pour raccommoder ces sortes d’accidents ; elle connaissait des cas. Mais elle n’agirait pas de la sorte. Elle n’acceptait pour l’honneur de sa fille qu’une réparation : le mariage.
Elle s’assura encore des atouts qu’elle avait dans son jeu avant d’envoyer Mary prévenir Mr. Doran qu’elle désirait lui parler. Elle se sentait sûre de gagner sa cause. Le jeune homme était sérieux, point dissolu ni bruyant comme les autres. Avec Mr. Sheridan, Mr. Meade, ou Bantam Lyons, sa tâche eût été bien plus ardue. Mais elle ne croyait pas Mr. Doran de force à supporter un scandale. Tous les pensionnaires de la maison étaient quelque peu au courant de l’histoire ; même certains d’entre eux avaient inventé des détails. D’ailleurs, employé pendant treize ans dans le bureau d’un important marchand de vin catholique, un scandale signifierait peut-être pour lui son congé. Au contraire, s’il acceptait, tout pourrait s’arranger. Elle le soupçonnait de se faire de jolis mois chez son patron, d’avoir, comme on dit, du foin dans ses bottes.
Presque la demie ! Elle se leva et se regarda dans la glace à trumeau. L’expression résolue de sa large face épanouie la satisfit et elle songea à certaines mères qui n’arrivaient pas à se débarrasser de leurs filles.
Ce dimanche matin, en vérité, Mr. Doran se sentait fort anxieux. Par deux fois, il avait essayé de se raser ; mais sa main était si mal assurée qu’il dut y renoncer. Une barbe roussâtre de trois jours ornait ses mâchoires et toutes les deux minutes ses lunettes s’embuaient, de sorte qu’il lui fallait les ôter et essuyer avec son mouchoir. Le souvenir de sa confession de la veille lui causait une souffrance aiguë ; le prêtre lui avait soutiré jusqu’aux détails les plus ridicules de cette affaire et finalement avait amplifié son péché à un tel point qu’il était presque reconnaissant de se voir accorder quelque espoir de rémission. Le mal était fait. Hormis le mariage ou la fuite, que lui restait-il ? Il n’osait pas payer d’audace. L’affaire serait sûrement ébruitée et son patron informé. Dublin est si petite ville ; chacun sait ce qui se passe chez le voisin. Son cœur battait à se rompre, alors que dans son exaltation il s’imaginait entendre le vieux Léonard crier de sa voix rêche : « Envoyez-moi Mr. Doran, s’il vous plaît. »
Toutes ses longues années de service gaspillées ! Son zèle, son assiduité au travail, sacrifiés ! Jeune homme, il avait jeté sa gourme ; il s’était vanté d’être libre penseur et avait nié l’existence de Dieu devant ses compagnons, dans les bistrots. Mais tout ceci était le passé maintenant ! ou presque. Il continuait à acheter un numéro du Reynolds Newspaper toutes les semaines, mais il n’en pratiquait pas moins ses devoirs religieux et les neuf dixièmes de l’année menait une existence régulière. Il ne lui manquait pas d’argent pour s’établir ; là n’était pas la question. Mais la famille traiterait la jeune fille de haut. En premier lieu il y avait ce père de réputation douteuse, ensuite la mère dont la pension commençait à avoir une certaine réputation. Il avait l’idée qu’on le roulait. Il se représentait ses amis déblatérant sur la chose et s’en moquant. Elle était un tantinet vulgaire et cela se trahissait par certaines erreurs de prononciation et de syntaxe.
Mais qu’importait la grammaire s’il aimait Polly réellement ! Il n’arrivait pas à démêler s’il devait l’aimer ou la mépriser pour ce qu’elle avait fait. Bien entendu, lui aussi était en cause. Son instinct lui soufflait de demeurer libre, de ne pas se marier ; une fois marié, c’en était fait de soi.
Tandis que dans son embarras il demeurait assis sur le bord du lit en pantalon et en manches de chemise, elle frappa un coup léger à la porte et entra. Elle lui dit tout ; qu’elle avait avoué à sa mère et que celle-ci avait l’intention de lui parler le matin même. Elle pleura et lui jeta les bras autour du cou en disant :
– Oh ! Bob ! Bob, qu’est-ce que je dois faire ?
Elle mettrait fin à ses jours, disait-elle.
Il la consola de son mieux, lui disant de ne pas pleurer, de ne pas avoir peur, que tout s’arrangerait. Il sentait contre sa chemise la gorge palpitante de la jeune fille.
Ce qui venait d’arriver n’était pas entièrement de sa faute. Il se souvenait bien, avec la mémoire bizarre et patiente propre au célibataire, des premières caresses fortuites, que par sa robe, son souffle, ses doigts, elle lui avait données. Puis une nuit, très tard, alors qu’il se déshabillait, timidement elle avait frappé à sa porte. Elle voulait rallumer à la sienne sa bougie éteinte par un coup de vent. C’était sa nuit de bain. Elle portait une camisole lâche et fendue en flanelle imprimée. Son cou-de-pied luisait blanc dans l’ouverture de ses pantoufles et le sang jouait derrière sa peau. De ses mains, de ses poignets aussi, tandis qu’elle allumait et raffermissait sa bougie, se dégageait un vague parfum.
Les nuits où il rentrait très tard, c’était elle qui lui réchauffait son dîner. Il se rendait à peine compte de ce qu’il mangeait à la sentir si près de lui seule, dans la pension endormie. En outre quelle sollicitude ne lui témoignait-elle pas ! Si la nuit était tant soit peu froide ou humide, s’il y avait du vent, il était sûr de trouver un petit gobelet de punch à son intention. Après tout, ils seraient peut-être heureux ensemble !…
Ils avaient coutume de monter tous deux sur la pointe des pieds, chacun avec sa bougie et, sur le troisième palier, à regret, de se souhaiter une bonne nuit. Ils s’embrassaient. Il se rappelait bien ses yeux, le contact de sa main, et l’enivrement qui s’emparait de lui…
Mais l’enivrement passe. Il répéta ce qu’elle venait de lui dire, l’appliquant à lui-même : Qu’est-ce que je dois faire ? L’instinct du célibat le mettait en garde, lui conseillait de se tenir à l’écart. Mais le péché était commis ; même son sentiment de l’honneur lui disait que pour un tel péché, il devait faire amende honorable.
Tandis qu’il était assis avec elle sur le bord du lit, Mary se présenta, et dit que madame attendait monsieur au salon. Il se leva pour passer son gilet et son veston, plus désemparé que jamais. Quand il fut prêt, il s’approcha d’elle pour la consoler. Tout s’arrangerait, il ne fallait pas avoir peur. Il la laissa pleurant sur son lit et gémissant doucement : « Oh ! mon Dieu ! »
En descendant l’escalier, ses lorgnons s’embuèrent à tel point qu’il dut les retirer pour les essuyer. Il aurait voulu traverser le toit et s’envoler vers un pays nouveau où il n’entendrait plus jamais parler de ses ennuis et pourtant, de marche en marche, une force le poussait à descendre. Les visages implacables de son directeur et de la patronne considéraient sa déconfiture. Au dernier étage, il passa