L’un d’eux dit qu’il avait vu Mac dans Westmoreland Street. À quoi Lenehan répondit qu’il avait passé la nuit avec Mac, chez Egan. Le même jeune homme demanda si c’était vrai que Mac avait fait un bon coup en pariant à un match de billard. Lenehan n’en savait rien : il dit que Holohan leur avait payé une tournée à tous chez Egan.
Il quitta ses amis à dix heures moins le quart, et monta George Street. Arrivé au City Market, il longea Grafton Street. La foule des jeunes filles et des jeunes gens avait diminué et il entendait sur son chemin bien des couples et des groupes qui se souhaitaient une bonne nuit. Il alla jusqu’à l’horloge du Collège des chirurgiens : dix heures allaient sonner. Il repartit d’un pas alerte du côté nord de Green, se hâtant dans la crainte que Corley ne fût déjà revenu. Au coin de Merrion Street, il se posta à l’ombre d’un réverbère, sortit une des cigarettes qu’il avait réservées et l’alluma. Il s’appuya contre le poteau, son regard fixé dans la direction où il pensait voir revenir Corley et la jeune femme.
Son esprit alors reprit son activité. Il se demanda si Corley s’en tirait avec succès. Il se demanda s’il lui avait déjà demandé ou s’il attendrait au dernier moment pour le faire. Il passa par toutes les angoisses, tous les frissons que comportait aussi bien la situation de son ami, que la sienne propre. Mais le souvenir de la tête de Corley dans son lent mouvement de rotation lui apporta un peu de calme : il ne doutait pas que Corley saurait manœuvrer. Soudain, il eut l’idée que peut-être Corley avait pris par un autre chemin pour lui donner le change. Ses yeux fouillèrent la rue : pas de trace du couple. Pourtant une demi-heure au moins s’était écoulée depuis qu’il avait regardé l’horloge du Collège des chirurgiens. Corley serait capable de ça ? Il alluma sa dernière cigarette, la fuma avec nervosité. Il regardait de tous ses yeux à chaque tram qui s’arrêtait au coin du square. Ils avaient dû rentrer chez eux par un autre côté. Le papier de sa cigarette se déchira et il la lança sur la chaussée avec un juron.
Tout à coup il les aperçut qui venaient dans sa direction. Il eut un sursaut de joie et, se serrant contre le réverbère, tâcha de déchiffrer le résultat à leur démarche. Ils avançaient vite. La femme à petits pas pressés, Corley réglant sur elle ses longues enjambées. Ils ne semblaient pas se parler. Un pressentiment sur l’issue de l’affaire le traversa à la manière d’un instrument pointu. Il savait que Corley échouerait, qu’il n’y avait rien de fait. Le couple tourna au coin de Baggot Street et aussitôt Lenehan se mit à leur suite mais sur le trottoir opposé. Ils s’arrêtaient, lui s’arrêtait aussi. Ils échangèrent quelques paroles avant que la jeune femme ne descendît dans un sous-sol. Corley, debout sur le rebord du trottoir, attendait à quelques mètres du perron. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Alors la porte d’entrée s’ouvrit lentement, avec précaution. Une femme en sortit, descendit les marches en courant et toussa. Corley se retourna et s’avança à sa rencontre. Pendant quelques secondes, elle sembla disparaître, cachée qu’elle était par la large carrure de Corley ; mais elle reparut gravissant les marches en courant. La porte se referma sur elle et Corley d’un pas rapide se dirigea vers Stephen Green.
Lenehan se mit à sa poursuite. Quelques gouttes de pluie tombaient. Il les prit pour un avertissement et, après un coup d’œil vers la maison où la jeune femme était entrée, voyant qu’il n’était pas observé, il traversa la rue d’un pas pressé. L’anxiété et sa course rapide le faisaient haleter. Il cria :
– Hé, Corley !
Corley tourna la tête pour voir qui l’appelait mais n’interrompit pas sa marche. Lenehan lui courut après, tout en réajustant d’une main son imperméable sur les épaules.
– Hé, Corley ! répéta-t-il.
Il rejoignit son ami, le dévisagea avec attention mais sans rien pouvoir déchiffrer.
– Alors, dit-il, ça y est ?
Ils avaient atteint le coin d’Ely Place. Toujours sans répondre, Corley pivota sur la gauche et prit une rue latérale. Ses traits exprimaient un calme sévère. Lenehan emboîta le pas de son ami, reprenant péniblement son souffle. Il se sentit joué et une pointe de menace perça dans sa voix…
– Alors, dégoise donc ? Tu ne l’as pas tâtée ?
Corley s’arrêta au premier réverbère et d’un air renfrogné regarda droit devant lui. Alors d’un geste grave, il tendit une main sous la lumière et lentement, en souriant, l’ouvrit sous les yeux de son disciple.
Une petite pièce d’or brillait dans la paume.
LA PENSION DE FAMILLE
Mrs. Mooney était la fille d’un boucher. C’était une femme tout à fait capable de garder ses réflexions : une femme décidée en somme.
Elle avait épousé le premier garçon de son père et ouvert une boucherie près de Spring Gardens. Mais Mr. Mooney, sitôt après la mort de son beau-père, se laissa aller à la dérive. Il but, pilla la caisse et s’endetta jusqu’au cou. C’était inutile de lui faire jurer de ne plus boire : il recommençait quelques jours après. Il se colletait avec sa femme en présence des clients, achetait de la viande gâtée, de sorte que son commerce périclita. Une nuit il menaça sa femme du couperet de la boucherie et elle dut se réfugier chez un voisin.
Après cela, ils vécurent chacun de leur côté. Elle alla trouver le curé, obtint la séparation et la charge des enfants. Elle ne voulut donner à son mari ni argent, ni nourriture, ni logement ; il ne lui resta plus qu’à s’enrôler parmi les hommes du shérif. C’était un petit ivrogne voûté, à l’air miséreux, au visage blanc, à la moustache blanche, aux sourcils blancs, et ceux-ci dessinés au-dessus de ses petits yeux striés de rouge et à vif ; tout le jour, il restait assis dans le bureau du bailli, attendant qu’on voulût bien lui donner quelque chose à faire. Mrs. Mooney, qui avait retiré de la boucherie le restant de son avoir et ouvert une pension de famille dans Hardwick Street, était une grande femme à l’aspect imposant. Sa pension recevait des hôtes de passage : touristes venus de Liverpool et de l’île de Man et incidemment des artistes de music-hall ; mais le fond stable de sa clientèle se composait d’employés de la ville. Elle dirigeait la pension avec fermeté et adresse ; savait à quel moment faire crédit, à quel moment tenir bon et quand fermer les yeux. Tous les jeunes gens pensionnaires à demeure la désignaient sous le nom de : la dame.
Les pensionnaires de Mrs. Mooney payaient quinze shillings par semaine pour le logement et la nourriture (bière ou stout non compris). Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes occupations et cela créait entre eux une grande camaraderie. Ils discutaient l’un avec l’autre des chances de tel favori ou de tel hôte de passage. Jacques Mooney, le fils de la dame, employé d’un commissionnaire dans Fleet Street, avait la réputation d’être un mauvais sujet. Il aimait employer le langage obscène des soldats, et généralement rentrait au petit matin. Lorsqu’il venait rejoindre ses amis, il en avait toujours de raides à leur raconter et croyait toujours connaître le bon tuyau : juste le cheval qui devait gagner ou l’artiste en vogue. Il était très prompt à se servir de ses poings et chantait des chansons comiques. Souvent, les dimanches soirs on se réunissait dans le salon de Mrs. Mooney. Les artistes de music-hall voulaient bien prêter leur concours ; Sheridan jouait des valses, des polkas et improvisait des accompagnements. Polly Mooney, la fille de la dame, chantait aussi. Elle chantait :
Je suis une vilaine fille,
Ne prétendez pas le contraire,
Vous le savez bien.
Polly était une mince jeune fille de dix-neuf ans ; elle avait des cheveux légers et doux et une petite bouche charnue. Ses yeux gris nuancés de vert avaient une façon de regarder en l’air lorsqu’elle parlait qui la faisait ressembler à une petite madone perverse. Mrs. Mooney avait tout d’abord envoyé sa fille comme dactylographe dans le bureau d’un négociant en grains, mais, comme un des hommes du shérif, de mauvaise réputation, se présentait tous les deux jours au bureau sous prétexte de dire deux mots à sa fille, Mrs. Mooney l’avait reprise à la maison et occupée au ménage. Polly étant vive et gaie, on décida qu’elle s’occuperait des jeunes gens. D’ailleurs, les jeunes gens aiment à sentir autour d’eux la présence d’une jeune fille. Il va sans dire que Polly flirtait avec les pensionnaires ; mais Mrs. Mooney, en juge avisé, savait que ces jeunes gens se bornaient à tuer le temps : aucun d’entre eux ne nourrissait d’intentions sérieuses. Longtemps les choses allèrent ainsi et Mrs. Mooney songeait à renvoyer Polly à la dactylographie, lorsqu’elle remarqua qu’il devait se passer quelque chose entre Polly et un des pensionnaires. Elle observa le couple et se tint coite.
Polly se savait observée ; mais ne pouvait cependant pas se méprendre sur le silence obstiné de sa mère. Nulle complicité avouée entre la mère et la fille, nulle entente explicite, et bien que les pensionnaires commençassent à parler de l’affaire, Mrs. Mooney n’intervenait toujours pas. Polly devint un peu bizarre dans ses manières et le jeune homme paraissait inquiet. Enfin, ayant jugé le moment venu, Mrs. Mooney intervint. Elle traitait les problèmes moraux comme le couperet traite la viande, et, dans le cas présent, sa résolution était prise.
C’était un beau dimanche matin au début de l’été ; la journée promettait d’être chaude, mais pourtant avec