pourquoi il préfère cacher ce nom au reste du monde ; il le relie à Marcus.
– Bienvenue dans l’enceinte des Fraternels, nous dit Johanna.
Ses yeux se posent sur moi et elle me sourit de son sourire tordu.
– Et si on vous prodiguait quelques soins ?
Une infirmière me donne une pommade pour mon épaule – conçue par les Érudits pour accélérer la cicatrisation –, avant d’escorter Peter à l’infirmerie pour s’occuper de son bras. Johanna nous emmène au réfectoire, où on retrouve quelques Altruistes qui s’étaient cachés avec Marcus, Caleb et mon père. Susan est là en compagnie de quelques-uns de nos anciens voisins, assis à des rangées de tables en bois aussi longues que la salle. Ils nous saluent – Marcus en particulier – avec des sourires tristes et des yeux humides.
Je m’accroche au bras de Tobias pour ne pas défaillir face aux membres de la faction de mes parents, soudain écrasée par le poids de leurs vies et de leurs larmes.
Un Altruiste pose devant moi un gobelet empli d’un liquide fumant en me disant :
– Tiens. Ça t’aidera à dormir, comme cela en a aidé quelques autres. Ça évite de faire des cauchemars.
Le liquide est rouge comme du jus de fraise. Je le bois d’un trait. Sur le coup, sa chaleur me donne une sensation physique de plénitude. Et après avoir avalé les dernières gouttes, je commence à me détendre. Quelqu’un me conduit dans un couloir, jusqu’à une chambre à un lit. Ensuite, plus rien.
CHAPITRE DEUX
Terrifiée, j’ouvre les yeux, les mains crispées sur les draps. Non, je ne suis pas en train de courir dans les rues ni dans les couloirs du siège des Audacieux. Je suis dans un lit au siège des Fraternels, et une odeur de sciure flotte dans la chambre.
Je bouge et quelque chose de dur s’enfonce dans mon dos, m’arrachant une grimace. Je glisse la main derrière moi et mes doigts se replient sur le pistolet.
L’espace d’une seconde, je revois Will en face de moi, et nos deux armes entre nous – sa main, j’aurais pu viser sa main, pourquoi n’y ai-je pas pensé, pourquoi ? –, et je suis sur le point de crier son nom.
Puis son image disparaît.
Je me lève. Le matelas calé sur un genou, j’enfouis le pistolet dessous avant de tout remettre en place. Quand je n’ai plus l’arme sous les yeux, que je ne sens plus son contact sur ma peau, mes idées s’éclaircissent.
Maintenant que la poussée d’adrénaline est retombée, que l’effet de la boisson soporifique s’est dissipé, mon chagrin et les élancements dans mon épaule reviennent à la charge. Je porte les mêmes vêtements qu’hier. Le coin du disque dur dépasse de sous mon oreiller, où je l’ai glissé juste avant de m’endormir. Il renferme les données de la simulation qui contrôlait les Audacieux et les images des crimes commis par les Érudits. J’ose à peine y toucher, tellement son contenu me paraît important. Mais comme je ne peux pas le laisser là, alors je me force à le prendre, pour le fourrer entre le mur et la commode. Dans un sens, le mieux serait de le détruire, mais il contient le seul enregistrement de la mort de mes parents, et je n’arrive pas à m’y résoudre.
On frappe à la porte. Je m’assieds au bord du lit en tâchant d’arranger mes cheveux.
– Entrez.
C’est Tobias. Il se penche à l’intérieur sans entrer tout à fait, la moitié du corps masqué par la porte.
Il a gardé son jean mais changé son tee-shirt noir pour un rouge foncé, sans doute emprunté à un Fraternel. Cette couleur paraît bizarre sur lui, trop vive, mais quand il appuie la tête contre le chambranle, je m’aperçois que ça fait ressortir le bleu de ses yeux.
– Les Fraternels se réunissent dans une demi-heure, m’annonce-t-il en fronçant exagérément les sourcils.
Et il précise d’un ton emphatique :
– « Pour décider de notre sort ».
– Je n’aurais jamais imaginé que mon sort se trouverait un jour entre les mains des Fraternels.
– Moi non plus. Tiens, je t’ai apporté ça.
Il débouche un flacon et me tend le bouchon, rempli d’un liquide clair.
– Un antidouleur. Prends l’équivalent d’un bouchon toutes les six heures.
– Merci.
Je fais couler le sirop au fond de ma gorge. Il a un goût de citron rance.
Tobias glisse un pouce dans sa ceinture.
– Comment tu te sens, Beatrice ?
– Tu viens de m’appeler Beatrice ?
Il sourit.
– Juste histoire de voir. Ça ne te plaît pas ?
– Disons OK pour les grandes occasions. Les journées d’initiation, les cérémonies du Choix…
Je m’interromps.
J’allais poursuivre mon énumération de jours fériés, mais je ne connais que ceux des Altruistes. Les Audacieux doivent avoir leurs propres fêtes, mais elles ne me sont pas familières. Et puis l’idée qu’on puisse fêter quoi que ce soit maintenant est si absurde que je m’en tiens là.
– Ça marche, me dit-il.
Son sourire s’efface.
– Comment ça va, Tris ?
La question n’a rien de déplacé compte tenu de ce qu’on vient de vivre, mais je me raidis à l’idée qu’il puisse deviner mes pensées. Je ne lui ai pas encore parlé de Will. Je veux le faire, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Rien qu’à la perspective de prononcer les mots, je me sens si lourde que je pourrais m’enfoncer dans le plancher.
– Je…
Je secoue la tête plusieurs fois.
– … Je ne sais pas, en fait. Je suis réveillée. Je…
Je renonce à poursuivre, incapable d’exprimer ce que j’éprouve.
Sa main glisse sur ma joue, un doigt ancré derrière mon oreille. Il se penche pour m’embrasser et tout mon corps est envahi par une sensation de manque douloureuse. Je referme les mains sur ses bras et je le retiens aussi longtemps que je le peux. Quand il me touche, la sensation de creux dans ma poitrine et dans mon ventre s’apaise un peu.
Je n’ai pas besoin de lui dire pour Will. Je pourrais simplement essayer d’oublier. Il pourrait m’aider à oublier.
– Je comprends, dit-il. Désolé. C’était une question idiote.
Sur le coup, une pensée m’assaille : Comment pourrais-tu comprendre ?
Mais quelque chose dans son expression me rappelle que lui aussi sait ce que c’est que de perdre quelqu’un. Sa mère est morte quand il avait huit ou neuf ans. Je ne me souviens pas des circonstances, juste qu’on a assisté aux obsèques.
Soudain, je le revois à cette époque, les mains agrippées aux rideaux de son salon, habillé tout en gris, les paupières baissées sur ses yeux bleu sombre. C’est une vision fugitive, dont je ne sais si elle provient de mon imagination ou de ma mémoire.
***
La salle de bains des femmes se trouve deux portes plus loin dans le couloir. Elle est dallée de carrelage marron foncé, avec des cabines de douche aux parois de bois isolées par des rideaux en plastique. Sur le mur du fond, une pancarte précise : « Pour préserver les ressources, l’eau des douches ne coule que pendant cinq minutes. »
Le jet est si froid que je n’aurais pas dépassé le délai même si je l’avais pu. Je me frotte rapidement avec la main gauche, laissant la droite pendre le long de mon corps. L’analgésique que m’a donné Tobias a agi rapidement – la douleur dans mon épaule n’est plus qu’un élancement sourd.
De retour dans ma chambre, je trouve une pile de vêtements sur mon lit. Il y a du rouge et du jaune, les couleurs des Fraternels, et aussi du gris, celle des Altruistes ; des teintes que j’ai rarement vues associées. Selon toute probabilité, c’est une Altruiste qui a apporté ces vêtements. C’est typiquement le genre de chose qu’ils penseraient à faire.
J’enfile un jean rouge foncé – tellement long que je dois replier l’ourlet trois fois – et une chemise grise d’Altruiste, trop grande aussi. Je roule les manches, qui m’arrivent au bout des doigts. Ça me fait mal de bouger la main droite, et je me limite à des petits mouvements au ralenti.
On frappe à la porte.
– Beatrice ?
C’est la voix douce de Susan.
Je lui ouvre. Elle dépose un plateau de nourriture sur le lit. Je scrute son visage en y cherchant un signe de la perte qu’elle vient de subir : son père, un leader Altruiste, n’a pas survécu à l’attaque. Mais je n’y lis que la calme détermination si caractéristique de mon ancienne faction.
– Désolée pour les vêtements trop grands, me dit-elle. Je suis sûre qu’on pourra te trouver mieux si les Fraternels nous laissent rester.
– Ça ira très bien. Merci.
– Il paraît que tu as reçu une balle dans l’épaule. Tu as besoin d’aide pour te coiffer ? Ou pour lacer tes chaussures ?
Je suis sur le point de refuser, mais le fait est que j’ai besoin d’un coup de main.
– Oui, merci.
Je m’assieds sur un tabouret devant le miroir et elle se place derrière moi, le regard sagement fixé sur la tâche qui l’occupe plutôt que sur notre reflet. Elle ne relève pas une seule fois les yeux pendant qu’elle me passe un peigne dans les cheveux. Et elle ne me pose aucune question sur mon épaule, sur les