distance – même de la première fondation – que par des fêtes propitiatoires, et aussitôt le feu de vie éteint dans l’être, se précipitaient pour reprendre possession de leur ancien domaine.
Je ne parle que par conjectures de ces superstitions marquisanes ; sur les « esprits » cannibales, je reviendrai quelque jour avec plus de certitude. Il me suffit, pour l’instant, de remarquer que les hommes des îles Marquises, pour quelque raison que ce soit, redoutent, et évitent la présence des esprits. Concevez combien les nerfs doivent s’en ressentir dans des lieux où déjà le nombre des morts excède d’autant celui des vivants, et où les premiers se multiplient tandis que les autres disparaissent avec une telle rapidité. Concevez combien ceux qui restent se pressent autour des cendres du foyer de vie : tels les vieux Peaux-Rouges, abandonnés en cours de route, dans la neige, la tribu protectrice partie au loin, la dernière flamme expirante, et la nuit environnante peuplée de loups.
CHAPITRE V
La dépopulation
Sur toute l’étendue des mers du Sud, d’un tropique à l’autre, nous trouvons les traces d’un état passé de surpopulation où les ressources d’une terre tropicale même se trouvaient insuffisantes, et où l’imprévoyant Polynésien, lui-même, tremblait pour l’avenir. Nous pouvons accepter quelques-unes des idées de Mr. Darwin dans sa théorie sur les îles de corail, et admettre une élévation du niveau de la mer, ou l’affaissement d’une partie d’un continent antérieur, refoulant des multitudes de réfugiés sur le sommet des montagnes. Ou, plus simplement, nous pouvons imaginer un peuple de pirates, émigrants d’un pays trop plein, se répandant d’une île à l’autre, s’y établissant et se multipliant d’une manière excessive dans ces résidences nouvelles. Dans l’un comme dans l’autre cas le résultat devait être le même : tôt ou tard, la population devait devenir trop dense et la famine imminente. Les Polynésiens affrontèrent ce danger croissant par divers moyens actifs et préventifs. Ils découvrirent la façon de conserver l’arbre à pain en l’enfouissant dans des puits artificiels, et on peut voir encore, aux îles Marquises, m’a-t-on dit, de ces puits de 40 pieds de profondeur et d’un diamètre à l’avenant. Mais cela ne suffisait pas pour cette surabondance d’hommes ; et les cas de famine et le cannibalisme assombrissent les annales du passé. Chez les Hawaïens – peuple plus résistant sous un climat plus exigeant – l’art de l’agriculture fut poussé assez loin. Des canaux d’irrigation sillonnèrent le pays, et les viviers de Molokai sont là pour témoigner du nombre et de l’activité des anciens habitants. Entre-temps, par tout le monde des îles, les infanticides se multiplièrent. Sur les atolls de corail, où le danger était plus évident, ils étaient rendus obligatoires par des lois qui punissaient ceux qui s’y dérobaient. À Vaitupu, dans les Ellis, deux enfants seulement étaient autorisés par couple, et un seul à Nukufetau ; dans cette dernière île, le couple était sinon soumis à l’amende ; parfois l’amende était payée et l’enfant épargné.
Ceci est caractéristique, car aucun peuple au monde n’a le culte des enfants à ce point ni autant de patience avec eux. Les enfants sont la joie et l’ornement de leurs demeures ; ils leur tiennent lieu de jeux et de galeries de tableaux et « Heureux est l’homme qui en a plein son carquois ». Les familles se disputent les bâtards abandonnés ; et les enfants adoptés jouent et grandissent, sans distinction, avec les enfants légitimes. Nulle part, l’adulation – je peux presque dire la déification – de l’enfant n’est poussée aussi loin que dans les îles de l’est ; et plus que partout, d’après mes propres observations dans le groupe des Pomotou, qu’on nomme aussi le Bas ou Dangereux Archipel. J’ai vu un Pomotouan se détourner de moi avec embarras et désapprobation parce que j’avais suggéré de fouetter un marmot. Pas de jour ou l’on ne voie dans ces îles un enfant frappant sa mère, même à coups de pierres, et celle-ci, loin de le punir, ose à peine lui résister. Dans quelques-unes, lorsque le chef avait un enfant, il donnait sa démission et était remplacé, comme si – tel le frelon – l’accomplissement de cette mission eût été sa seule raison d’être. Et dans quelques autres, les moindres paroles d’enfants avaient puissance d’oracle. Ces temps-ci, encore, aux îles Marquises, si un enfant avait manifesté quelque éloignement pour un étranger, on m’assure que cet étranger aurait été massacré ; et j’aurai à revenir, plus loin, sur l’exemple d’un cas tout opposé : comment un enfant de Manihiki s’étant prise de caprice pour moi, ses parents acceptèrent de suite la situation et me comblèrent de présents.
La nécessité de détruire les enfants ne devait pas manquer de heurter de tels sentiments et nous trouvons, je crois, la trace de cette opposition dans la Confrérie tahitienne de Oro. À une certaine époque, un nouveau dieu fut ajouté à l’olympe des îles de la Société ou quelque dieu ancien refourbi et rendu à la popularité : Oro était son nom et il peut être comparé au Bacchus des anciens. Ses fidèles allaient de baie en baie et d’île en île. Ils étaient partout accueillis par des réjouissances. Ils étaient vêtus de toile fine, chantaient, dansaient, donnaient des représentations ; ils faisaient des tours d’adresse ou de force et étaient les artistes, les poètes et les libertins de l’archipel. Leur vie était publique et toute épicurienne ; l’initiation, un mystère et les plus grands de la région aspiraient à faire partie de la Confrérie. Si par droit de succession, un couple était appelé à prendre le commandement sur une tribu, on leur accordait, pour raison politique d’épargner un enfant : tous les autres enfants, qui comptaient un père ou une mère dans la Compagnie d’Oro, étaient condamnés dès l’instant de leur conception. Une franc-maçonnerie, une secte d’agnostiques, une compagnie d’artistes, l’interdiction à tous de laisser une descendance – je ne sais ce que les autres y peuvent voir, mais pour moi l’intention est évidente. La famine menaçant les îles et le remède nécessaire faisant horreur, il était proposé à l’âme indigène sous ces ornements de mystère, de plaisir et de parade.
Nous avons là un côté de la question. L’anthropophagie parmi les plus doux des hommes ; l’infanticide chez des hommes adorant les enfants, l’industrie chez la race la plus indolente, l’esprit d’invention chez le peuple le moins porté au progrès ; les relations d’anciens voyageurs, les vestiges partout disséminés d’anciennes habitations, cette païenne armée du Salut, dite Confrérie d’Oro, et la tradition universelle des îles, tout indique un ancien état de surpopulation poussé jusqu’au danger. Et, aujourd’hui, nous nous trouvons en face de l’inverse. Aujourd’hui, aux iles Marquises, dans les huit îles de Hawaï, à Mangareva, dans l’île de Pâques, nous voyons les mêmes hommes mourir comme des mouches. Pourquoi ce changement ? En admettant que l’arrivée des blancs, le changement des coutumes et l’introduction de nouvelles maladies et de nouveaux vices expliquent suffisamment la dépopulation, pourquoi celle-ci n’est-elle pas universelle ? La population de Tahiti, après une période de décroissance alarmante, est devenue de nouveau stationnaire. J’entends parler d’un résultat pareil chez quelques tribus de Maori ; dans plusieurs des Pomotou, un léger accroissement se fait sentir ; et, à l’heure qu’il est, les Samoans sont aussi bien portants et ont autant d’enfants que par le passé. Et en admettant que les Tahitiens, les Maoris et les Pomotouans se soient adaptés aux conditions actuelles, que ferons-nous des Samoans qui n’ont jamais eu à en souffrir ?
Ceux qui ne connaissent qu’un seul groupe d’îles sont enclins aux solutions toutes faites. Ainsi ai-je entendu attribuer la mortalité des Maoris à leur changement de résidence, des hauteurs fortifiées des collines au voisinage bas et marécageux de leurs plantations. Comme c’est plausible ! Et pendant ce temps, les Marquisans meurent en masse dans les mêmes maisons où leurs pères se multiplièrent. Ou encore l’opium ? Les Marquises et les Hawaï sont les deux groupes d’îles les plus atteints par ce vice ; la population d’ici est l’une des plus civilisées ; là, de beaucoup, la plus barbare de toute la Polynésie ; l’une et l’autre cependant sont de celles qui périssent le plus rapidement. C’est là un cas probant contre l’opium.
J’ai sous les yeux un pamphlet excellent et plein de mérites du Rev. S.E. Bishop. « Pourquoi disparaissent les Hawaïens ? » Tous ceux qui s’intéressent à la question devraient lire ce tract extrêmement documenté ; et pourtant les vues de Mr. Bishop auraient été modifiées par une connaissance plus étendue des autres groupes d’îles. Samoa est, pour l’instant, l’exception principale et la plus instructive à la règle ; sa population est la plus chaste et l’une des plus sobres des îles. Elle n’a jamais été éprouvée ni déprimée par aucune épidémie grave. On ne s’est jamais occupé de la manière de s’habiller. En bien d’autres îles, le « Tabard », simple et seyant des filles eût fait jeter les hauts cris à Tartuffe ; au modeste « lava-lava » ou kilt, frais et sain. Tartuffe s’est arrangé pour substituer les chaudes et étouffantes culottes. Enfin et surtout, leurs divertissements, loin d’avoir été contrariés, ont été, au contraire, multipliés.
Le Polynésien tombe facilement dans le découragement. Les deuils, les déceptions, la crainte des nouvelles épreuves, la décadence ou la proscription de ses anciens plaisirs l’inclinent aisément à la tristesse, et la tristesse le détache de la vie. La mélancolie du Hawaïen et le vide de sa nouvelle existence sont frappants ; et cette remarque s’applique encore plus aux Marquisans.
À Samoa, par contre, des chants et des danses incessants, des jeux perpétuels offrent une image animée et souriante de