de chose. Taburik est le dieu du tonnerre ; il porte le vent et la tempête. Il fut un temps où certains sorciers pouvaient le faire apparaître sous la forme d’une lumière. « Mon père, lui me dire lui voir : vous croyez lui mentir ? » Tienti – prononcé à peu près « Cheuch » et identifié par Sa Majesté avec le diable – envoie et guérit les maladies. Qu’on le siffle, à la manière des Paumotuans et il apparait ; mais le Roi ne l’a jamais vu. Les docteurs traitent les malades avec l’aide de Cheuch : l’éclectique Tembinok’ administre en même temps quelque « tueur de peine » extrait de sa pharmacie de façon à donner toutes les chances au patient. « Je crois c’est mieux », observe Sa Majesté avec son habituelle satisfaction de soi. Apparemment, les dieux ne sont pas jaloux et se partagent avec placidité le prêtre à l’autel. Ainsi, par exemple, sur l’arbre médicinal de Tamaïti, des canots sont suspendus, ex-votos d’un heureux voyage et, par conséquent, dédiés à Taburik, dieu du temps ; mais la pierre au pied de l’arbre est réservée aux malades venus pour apaiser Cheuch.
Un heureux hasard me fit prendre froid au moment même où nous parlions de ces choses. Ce n’est pas qu’un rhume m’ait jamais fait plaisir, soit avant, soit après ; mais cette fois, l’occasion était unique de voir les sorciers à l’œuvre et je fis appeler la faculté d’Apemama. Ils vinrent en corps, dans leurs plus beaux habits du dimanche, parés de guirlandes et de coquillages, insignes des ouvriers du diable. Je connaissais Tamaïti ; mais je voyais pour la première fois Terutak’ – un grand pécheur des mers du Nord, grand, maigre, osseux, bronzé et grave ; et il y en avait un troisième dont je n’ai jamais su le nom, et qui jouait auprès de Tamaïti le rôle de famulus. Tamaïti s’empara de moi le Premier et, tout en devisant agréablement, me conduisit jusqu’au rivage de Fu-bay. Le famulus grimpa à un arbre pour cueillir quelques noix de coco. Tamaïti lui-même disparut un instant dans le taillis et revint avec une mèche de fibres de cocotier, des feuilles sèches et un rameau de verdure. Je dus m’asseoir sur une pierre, le dos contre l’arbre, la figure du côté du vent ; une des noix de coco fut placée entre moi et le talus de sable, puis, Tamaïti (s’étant mis pieds nus, car il était venu dans des souliers de toile qui le torturaient) me rejoignit dans le cercle magique, creusa le sommet du tas de sable, prépara son feu au milieu et y mit une allumette : elle était de Byrant et May. Le bois avait de la peine à prendre, et l’irrévérencieux sorcier gagnait du temps en me parlant de pays étrangers – de Londres, de « compagnies » et combien d’argent elles avaient ; de San Francisco et des terribles brouillards « tout pareils à la fumée », qui avaient failli causer sa mort. Je m’efforçais en vain de le ramener à son occupation. « Tout le monde faire médecine », dit-il légèrement. Et quand je lui demandai s’il était lui-même un bon praticien, « no savey », répondit-il, plus légèrement encore. À la fin, les feuilles prirent feu et une flamme s’en éleva qu’il continua d’alimenter. Une fumée épaisse me balayait la figure et les flammes léchaient et roussissaient mes vêtements. Lui, pendant ce temps, invoquait ou feignait tout au moins d’invoquer l’esprit du mal, remuant les lèvres rapidement, mais sans émettre un son ; en même temps, il agitait dans l’air son rameau de verdure et m’en frappa par deux fois la poitrine. Sitôt que les feuilles furent consumées, les cendres furent enterrées, le rameau de verdure enseveli dans le sable ; et la cérémonie en resta là.
Un lecteur des Mille et une nuits se fût senti là dans son élément ; rien n’y manquait : ni la suffumigation, ni le magicien marmotteur, ni un lieu désert où Aladin fut attiré dans le piège de son mauvais oncle. Mais ces choses gagnent dans le poème ! Dans la réalité, l’effet était détruit par la légèreté du sorcier, entretenant son patient de propos oiseux comme un dentiste aimable et par la présence incongrue de Mr. Osbourne avec son appareil à photographies ! Quant à mon rhume, il ne s’en trouva ni mieux ni plus mal.
Je passai alors entre les mains de Terutak’. le praticien chef, ou baronet médical d’Apemama. Il habitait le côté de l’île qui donne sur le lagon, tout près du Palais. Une barrière de bois léger, de deux pieds de haut environ, entoure une surface oblongue de sable qui rappelle le Lieu de Prière du Roi ; un arbre vert s’élève au milieu ; en dessous, sur une table de pierre, deux boites sont couvertes d’une natte fine ; et devant celles-ci, on dépose chaque jour une offrande faite de noix de coco, d’un peu de taro ou d’un poisson. De deux côtés, l’enceinte est bordée de maniap’s et l’un des nôtres, venu là pour faire quelques croquis, avait remarqué une affluence de personnes qui se renouvelait chaque jour et un nombre extraordinaire d’enfants malades. Car c’est là, par le fait, l’infirmerie d’Apemama. Le docteur et moi pénétrâmes seuls dans l’enceinte sacrée, les boites et les nattes furent déplacées, je pris place sur la pierre comme sur un trône, faisant face à l’orient, une fois de plus. Pendant quelque temps, le sorcier demeura caché derrière moi, faisant des passes dans l’air avec une branche de palmier. Après quoi, il frappa légèrement sur le bord de mon chapeau, recommençant par intervalles et parfois brossant mon bras et mon épaule. On a voulu bien des fois me magnétiser, et toujours sans le moindre résultat. Mais cette fois, au premier coup – et sur un point aussi peu vital que le bord de mon chapeau et porté par une simple badine de palmier, maniée par un homme que je ne voyais même pas, – le sommeil fonça sur moi comme un homme en armes. Mes nerfs défaillirent, mes yeux se fermèrent, mon cerveau bourdonna, une somnolence irrésistible m’envahit. Je résistai, d’abord instinctivement, puis avec une certaine ardeur désespérée et enfin avec succès, si réellement je puis appeler un succès ce qui me permit tout juste de me remettre sur pieds, de rentrer chez moi comme un somnambule, de me laisser choir sur mon lit et d’y tomber instantanément dans une torpeur sans rêves. Quand je m’éveillai, mon rhume avait disparu. J’abandonne un problème que je ne puis résoudre.
Entre-temps, mon appétit de curiosités (peu féroce d’habitude), avait été étrangement aiguisé par les boites sacrées. Elles étaient en bois de pandanus, de forme oblongue, d’un aspect strié comme certains ouvrages en paille, légèrement frangées de cheveux ou de fibres et posées sur quatre pieds. L’extérieur était achevé comme un jouet ; l’intérieur, un mystère que j’étais résolu à éclaircir. Mais un lion en défendait le seuil. Je ne devais pas approcher Terutak’, ayant promis de ne rien acheter dans l’île ; je n’osais pas recourir au Roi, car déjà j’avais reçu de lui plus de présents que je ne pouvais lui en rendre. Dans ce dilemme (la goélette étant enfin revenue), nous eûmes recours à un stratagème. Captain Reid s’avança à ma place, affecta d’éprouver une passion folle pour les boîtes et demanda la permission, qui lui fut aussitôt accordée, de les acheter au magicien. Le jour même, le capitaine et moi nous précipitâmes à l’infirmerie, pénétrâmes dans l’enceinte et, ayant soulevé les nattes, nous commencions à examiner les boites tout à notre aise, quand la femme de Terutak’ bondit d’une des maisons voisines, tomba sur nous, rafla les trésors et disparut. Jamais surprise ne fut plus brusque. Elle vint, elle prit, elle disparut, impossible de savoir où, tandis que nous demeurions, l’air hagard et secoués d’un fou rire dans l’enclos déserté. Tel fut le prologue de notre mémorable marché.
Sur ce, Terutak’ arriva, escorté de Tamaïti, tous deux souriants ; et nous primes place, accroupis tous trois en dehors de la barrière. Un certain nombre de personnes étaient rassemblées dans les trois maniap’s de l’infirmerie : la famille d’un enfant malade en traitement ; la sœur du Roi, jouant aux cartes, une jolie fille qui jure que j’étais le portrait de son père ; en tout, une vingtaine environ. L’épouse de Terutak’ était revenue (comme elle était partie), sans qu’on s’en aperçût et elle était assise là, retenant son souffle et attentive aux côtés de son époux. Peut-être le bruit de notre requête avait-il transpiré ou peut-être avions-nous donné l’alerte par notre inconvenante liberté ; toujours est-il qu’un mélange d’expectative et d’alarme se reflétait sur la figure de tous les assistants.
Captain Reid annonça sans préambule et sans artifice que je venais en qualité d’acquéreur ; Terutak’, avec une dignité soudaine, dit qu’il refusait de vendre. On insista, il persista. On lui expliqua que nous n’en désirions qu’une : peu importe, il en fallait deux pour guérir les malades. On le pressa, on le raisonna : en vain. Il était là, assis, sérieux et immobile et refusait toujours. Ce n’étaient là que des escarmouches préliminaires ; jusqu’ici, il n’avait été question d’aucune somme d’argent. Alors le capitaine fit avancer ses batteries. Il proposa un pound, puis deux, puis trois. L’un après l’autre, des gens sortaient du maniap’ pour se joindre à l’assistance, les uns simplement excités, d’autres avec des figures consternées. La jolie jeune tille se glissa près de moi ; c’est à ce moment que, – avec la plus innocente flatterie –