bord du bâtiment. Il ramait bien et se rendit utile pendant toute une fiévreuse après-midi en remorquant l’Equateur hors de Mariki. Il se rendit à son poste et n’y fit aucun bien. Puis il s’en retourna chez lui, n’ayant fait aucun mal. O si sic omnes !
CHAPITRE VI
Le Roi d’Apemama : l’œuvre du diable
La plage qui borde l’Océan était, à Apemama, notre rendez-vous quotidien. La côte est coupée par des baies peu profondes. Le récif est détaché, enlevé et enclot un lagon d’un mètre environ de profondeur, et qui offre à la mer un bassin agité. Le rivage est tantôt de sable fin, tantôt de corail broyé. La ligne de la côte étant convexe, on ne peut en voir à la fois qu’un quart de mille ; le pays étant si bas, l’horizon semble à une portée de fusil ; et ce rapprochement de la perspective accentue encore le sentiment de la solitude. L’homme évite ces lieux – l’empreinte de ses pas y est rare ; mais une multitude d’oiseaux y voltigent et végètent, péchant et laissant sur le sable leurs traces crochues. En dehors d’eux, le seul bruit (et j’allais dire la seule société) qu’on trouve là est celui des lames contre le récif.
Sur chaque pointe de la côte, le banc de mâchefer de corail qui domine la plage a été nivelé et on y a élevé un pilier qui mesure à peine la hauteur d’un homme-Ce ne sont pas là des sépulcres ; tous les morts sont enterrés du côté habité de l’île, tout près des maisons et (ce qui est plus grave), tout près des puits. On compte sur eux pour protéger l’île contre les incursions de la mer, – fétiches divins ou diaboliques, sacrés sans doute à Taburik, dieu du tonnerre.
La baie faisant face à Equateur-Ville, que nous appelions Fu-bay, en l’honneur de notre cuisinier, était également fortifiée à chaque pointe. Elle était bien abritée par le récif, l’eau enclose tranquille et claire, la plage qui l’entoure incurvée en fer à cheval, toutes deux vastes et escarpées. Le sentier débouche au milieu environ de l’angle rentrant, les bois s’arrêtant à quelque distance dans les terres. En avant, entre la frange des bois et le couronnement du rivage, un plan régulier avait été tracé, assez semblable à un terrain de tennis avec des bordures de pierres arrondies et un petit poteau à chaque angle, de pierre également, semble-t-il. C’est le Lieu de Prière du Roi. Lorsqu’il priait, pour quoi priait-il et à qui s’adressaient ses supplications ? je n’ai jamais pu le savoir. L’emplacement était tabou.
Dans l’angle, à la sortie du sentier, s’élevait un maniap’ abandonné. Avant notre arrivée, il y avait eu là une maison, transportée depuis à Equateur-Ville. Elle avait été – et elle redeviendrait après notre départ, la résidence du gardien et sorcier de l’endroit – Tamaîti. C’est là, en ce lieu solitaire, au bruit de la mer, qu’il demeurait et se livrait à ses pratiques surnaturelles. C’est le seul homme que je me rappelle avoir jamais vu vivant sur la côte d’un atoll exposé à l’Océan ; il fallait que Tamaîti eût les nerfs solides ou une confiance aveugle en ses incantations, ou, ce que je crois plus vraisemblable, un scepticisme enviable. Tamaîti était-il sous la tutelle du Lieu de Prière ? je ne l’ai jamais su. Mais sa chapelle particulière était située Plus au cœur des bois. C’était un arbre d’une taille respectable. Un cercle de pierre s’alignait autour de lui, pareil à celui qui enclot le Lieu de Prière ; devant, face à la mer, une pierre beaucoup plus grande et un Peu creusée, comme une piscine, était adossée au tronc ; et devant celle-ci s’élevait une pile conique de gravier. Dans le creux de ce que j’ai nommé la piscine (quoique ce fût, paraît-il, un siège magique), reposait une offrande de noix de coco ; et en levant les yeux, on apercevait les branches de l’arbre couvertes de fruits étranges : des palmes savamment tressées et de magnifiques modèles de canots, achevés et gréés dans les moindres détails. Le tout donnait une impression estivale et sylvestre de « Christmas-tree al fresco ». Cependant, nous étions déjà suffisamment familiarisés avec les Gilbert pour reconnaître là, à première vue, une pièce de sorcellerie ou, comme on dit dans le groupe, « d’ouvrage du diable ».
Nous reconnûmes les palmes tressées. Nous en avions vu de semblables à Apaiang, la plus christianisée de toutes ces îles, ou l’excellent Mr. Bingham vivait et travaillait et a laissé des souvenirs inoubliables ; d’où proviennent toutes les traces d’éducation des îles septentrionales du groupe Gilbert ; et où nous avions pris pension chez des petites « Sunday-school-misses » indigènes, en robes fraîches, à l’expression modeste, et chantant des hymnes sans se lasser.
Voici comment nous avions appris à connaître l’ouvrage du Diable à Apaiang : – nous nous étions, par hasard, laissé surprendre par la nuit chez Captain Tierney. Ma femme et moi, nous logions avec un serviteur chinois à un demi-mille environ de là ; et Captain Reid et un garçon du pays nous escortèrent à la lueur d’une torche. En route, la torche s’éteignit et nous nous abritâmes dans une chapelle chrétienne, petite et solitaire, pour la rallumer. Une branche de palmier nouée était fichée dans les poutres de la chapelle. « Qu’est cela ? » demandai-je. « Oh, c’est de l’ouvrage du Diable », dit le Captain. « Et qu’appelez-vous de l’ouvrage du Diable ? » – « Si vous voulez, je vous en montrerai quand nous arriverons à Johnnies ». répondit-il. « Johnnies » était une bizarre petite maison, sur la crête du rivage, surélevée de trois pieds sur des poteaux, accessible par un escalier, moitié murs, moitié treillage. Des réclames de photographes la décoraient à l’intérieur. Comme mobilier, une table et une alcôve avec un lit dans lequel Mrs. Stevenson put dormir, tandis que je campais par terre, sur les nattes, avec Johnnie, Mrs. Johnnie, sa sœur, et le propre régiment de blattes du diable ! Une vieille sorcière avait été convoquée, qui jetait sur nous des regards d’horreur. On posa la lampe par terre ; la vieille s’accroupit sur le sol, une palme verte à la main ; la lumière tombait en plein sur ses traits flétris et, çà et là, derrière elle, dans la nuit sombre, sur le visage de quelque spectateur effrayé. Notre magicienne commença de psalmodier une incantation ; elle employait l’ancienne langue et je n’avais pas d’interprète ; et toujours, et sans cesse, j’entendais dans la foule, massée au-dehors, ce rire que tout homme ayant voyagé dans les îles apprend bien vite à reconnaître – le rire de la terreur. Sans aucun doute, ces demi-chrétiens étaient scandalisés ; ces demi-païens étalent alarmés. Cheuch ou Taburik ainsi évoqués, nous posâmes quelques questions ; la sorcière noua les feuilles, ici l’une, ici l’autre, probablement d’après quelque système mathématique ; étudia le résultat avec l’apparence d’une grande attention et nous communiqua les réponses : Sidney Colvin se portait bien et était en voyage, et nous aurions un bon vent le lendemain matin. – Tel fut le résultat de notre consultation qui nous coûta un dollar. Le jour suivant se leva, étouffant et chargé de nuages ; mais je soupçonne Captain Reid d’avoir accordé à la Sybille une certaine confiance, car la goélette fut frétée pour reprendre la mer. Vers huit heures, le lagon fut strié par de longues pattes d’oie et les palmiers s’agitèrent en bruissant ; avant dix heures nous étions sortis de la passe et voguions à pleines voiles, au bouillonnement des dalots. Ainsi donc nous avions la brise qui, en elle-même, valait bien un dollar ! Quant au bulletin concernant mon ami d’Angleterre, mon courrier m’apprit quelque six mois plus tard qu’il était dénué de tout fondement. Peut-être Londres se trouve-t-il en deçà de l’horizon des dieux insulaires ?
Au début de nos relations avec Tembinok’, il montra une grande aversion pour la superstition ; et, si l’Équateur n’eût un peu tardé, nous eussions quitté l’île en le regardant comme un agnostique. Mais il advint qu’un jour, comme il se rendait à notre maniap’, il trouva Mrs. Stevenson au milieu d’un jeu de patience. Elle lui expliqua le jeu le mieux qu’elle put et conclut gaiement en lui disant que c’était là son « ouvrage du diable », et que, si elle gagnait, c’est que l’Équateur devait arriver le lendemain. Alors, sans doute, Tembinok’ dut pousser un profond soupir : nous n’étions donc pas si supérieurs après tout ! pourquoi dissimuler encore ? et sur l’heure, il se lança dans des aveux. Il faisait « l’ouvrage du diable » tous les jours, nous dit-il, pour savoir si des navires allaient venir ; et depuis, il ne manqua pas de nous communiquer les résultats de ses opérations. Il se trompait avec une régularité surprenante ; mais il avait toujours une explication toute prête. Sûrement, une goélette avait passé au large, hors de vue ; mais, ou bien elle ne se dirigeait pas vers Apemama, ou bien elle avait changé d’itinéraire, à moins qu’elle ne fût en panne. Je regardais le Roi avec vénération quand il se leurrait ainsi, lui-même, publiquement. Je voyais derrière lui tous les Pères de l’Eglise, tous les philosophes et tous les savants du Passé ; devant lui, tous ceux qui sont à venir ; lui-même au milieu ; tout ce long défilé de visionnaires penché sur la commune tâche de coordonner des absurdités. À la fin, Tembinok’ ne parlait plus qu’à contrecœur des dieux des îles et de leur culte et je n’appris que fort peu