jeunes filles de l’île venaient s’y baigner et furent plusieurs fois alarmées par notre arrivée. Ce n’est pas pour elles que sont les fraîches et brillantes rivières de Tahiti ou de Upolu, ni les rires et les ébats joyeux, à l’heure du crépuscule, avec tous les gais compagnons du village ; il leur faut venir là, à la dérobée et se vautrer et se laver (si cela peut s’appeler se laver), dans une boue tiède, aussi brune que leur peau. D’autres rencontres, mais toujours rares, me reviennent à la mémoire. J’avais été plusieurs fois arrêté par un tendre son de voix, parlant dans le taillis, douces comme des flûtes et avec de suaves intonations. Déjà mon imagination partait… j’écartai les feuilles et, voyez ! au lieu des dryades attendues, j’aperçus deux solides vieilles dames, accroupies avec une pipe de terre et revêtues du disgracieux ridi. La beauté de la voix et des yeux était tout ce qui restait à ces vastes dames ; mais celle de la voix était vraiment exquise. Et n’est-ce pas étrange que j’aie entendu le parler de la plus prenante douceur dans ce dialecte qui est remarquable pour ses consonances rauques, désagréables et grossières ; au point que Tembinok’ lui-même disait que sa langue le fatiguait et que c’était un repos pour lui de parler anglais.
Quant à la condition de ce peuple, j’en ai vu si peu de chose que je ne puis guère que la deviner. Le Roi lui-même explique la situation non sans art. « Non, je ne les paye pas », nous dit-il une fois ; « je leur donne du tabac. Ils travaillent pour moi comme des frères. » Ils ont tous les caractères de la servilité – une insouciance d’enfants, une incurable paresse, un placide contentement d’eux-mêmes. L’insolence du cuisinier est un trait qui lui était propre ; mais non son insouciance qu’il partageait avec l’innocent oncle Parker. Tous deux, avec la même indifférence, gambadaient à l’ombre de la potence et prenaient avec la mort des libertés qui auraient surpris un psychologue superficiel. J’ai dit de Parker qu’il se conduisait comme un enfant de dix ans : qu’était-il de plus, étant un esclave de soixante ? Il avait passé toute sa vie à l’école, nourri, habillé, n’ayant qu’à obéir et sans penser à rien ; la crainte des punitions lui était familière et il était en coquetterie avec elle. On mène les hommes longtemps par la terreur, mais on ne les mène pas loin. Ici, à Apemama, ils travaillent au péril constant et immédiat de leurs vies et sont plongés dans une sorte de paresse léthargique. On voit couramment l’un ou l’autre s’en aller aux champs dans sa natte raide, sans ceinture, et obligé de marcher les coudes au corps, comme un poulet ficelé ; et quoique sa main droite puisse avoir à faire, l’autre est forcée de s’employer à maintenir son vêtement. On voit fréquemment des hommes se mettre à deux pour porter sur une perche un unique seau d’eau. Que l’on fasse deux parts d’une cerise, passe encore ; mais se mettre à deux pour porter la charge d’un soldat, sur une distance d’environ deux cents mètres, dépasse toute mesure. La femme, étant le moins puéril des animaux, est moins avachie par la servilité. Même en l’absence du Roi, même livrées à elles-mêmes, j’ai vu les femmes d’Apemama travailler consciencieusement. Mais d’un homme, le plus qu’on doive espérer, est qu’il se mette à sa besogne par de courts accès languissants et qu’il se promène entre temps. Ainsi ai-je vu un peintre, fumant sa pipe avec un ami au coin du feu de son atelier. On pourrait croire que la race manque de politesse, voire de vitalité, jusqu’au moment où on les voit danser. Nuit après nuit et parfois jour après jour, ils déroulaient leurs chœurs dans le Grand Parlement, – solennels andantes et adagios, rythmés par le claquement des mains, et clamés avec une énergie qui ébranlait la toiture. La mesure n’était pas extrêmement lente, quoiqu’elle fût lente pour les îles, mais j’ai surtout noté l’effet qu’elle produisait sur l’auditeur. Leur musique avait, entendue de près, un caractère religieux et paraissait, à l’oreille d’un Européen, plus régulière que la musique habituelle des îles. Deux fois, j’ai entendu une dissonance se résoudre régulièrement. Entendues de plus loin, d’Equateur-Ville, par exemple, les mesures s’élevaient et retombaient et crépitaient comme des abois de chiens dans un chenil éloigné.
Les esclaves ne sont pas surmenés – des enfants de dix ans en font plus sans fatigue, – et les travailleurs d’Apemama ont congé quand les chants doivent commencer de bonne heure dans l’après-midi. Le régime est sévère : le copra et un entremets de pandane pilé sont les seuls mets que j’aie rencontrés en dehors du palais ; mais on ne leur mesure pas la quantité et le Roi partage ses tortues avec eux. Il en arriva trois durant notre séjour, dans un bateau de Kuria ; on en garda une pour le palais ; la seconde nous fut envoyée ; la troisième offerte au village. Les insulaires ont l’habitude de faire cuire les tortues dans leur carapace ; comme on nous avait promis celles-ci, nous demandâmes un tabou sur cette pratique absurde. La figure de Tembinok s’assombrit et il ne répondit rien. J’avais compris sans hésitation dans la question de la fontaine, l’eau étant rare sur une île basse ; mais qu’il refusât d’intervenir dans un détail purement culinaire dépassait ma compréhension ; je supposai (à tort ou à raison), qu’il se faisait scrupule de toucher en quoi que ce soit à la vie privée et aux habitudes de ses esclaves. Comme quoi, jusque là-bas, en plein despotisme, l’opinion publique a du poids ; jusque-là, en plein esclavage, la liberté revendique ses droits.
Régulière, sobre et innocente, la vie s’écoule dans l’île, jour après jour, comme dans une plantation modèle sous un planteur modèle. Les bienfaits de cette règle sévère sont indiscutables. Une politesse curieuse, des manières douces et gracieuses, quelque chose d’efféminé et courtois tout ensemble, distingue les insulaires d’Apemama ; tous les négociants le remarquent ; des résidents, même aussi peu aimés que nous l’étions, en avaient conscience jusque chez le cuisinier et même aux heures de la pire insolence de ce gredin. Le Roi, avec sa tenue simple et virile, était seul en vedette ; il semblait le seul insulaire des Gilbert dans Apemama. Les actes de violence, si communs à Butaritari, y semblent inconnus. Tels y sont le vol et l’ivrognerie. On m’a assuré qu’on avait fait l’expérience de laisser des souverains sur la plage, devant le village : personne n’y toucha. Une seule fois, pendant tout notre séjour dans l’île, on me demanda de quoi boire. Et celui qui me le demanda était un grand et vigoureux garçon, portant des vêtements européens et parlant un anglais excellent ; – Tamaïti était son nom, et plutôt ; comme l’ont transformé les blancs. « Tom White » : il était l’un des subrécargues du Roi, à trois pounds par mois, plus le pourcentage ; vaguement médecin pardessus le marché et sorcier à ses moments perdus. Il me rencontra un jour sur les confins du village dans un endroit solitaire, chaud et privé, où les sillons de taro sont profonds et les plantes élevées. Il me prit par le bouton de ma veste et, jetant tout autour de lui des regards de conspirateur, il me demanda si j’avais du gin ?
Je lui dis que j’en avais. Il observa que le gin était prohibé, loua cette proscription pendant quelque temps, puis commença à m’expliquer qu’il était un docteur, un « dogstar », comme il disait, que le gin lui était nécessaire pour ses infusions médicales, qu’il n’en avait plus du tout et qu’il me serait bien obligé de lui en donner un petit flacon. Je lui dis que j’avais donné ma parole au Roi en venant à terre, de ne jamais en procurer à personne ; mais que, devant un cas aussi exceptionnel que le sien, j’allais me rendre de suite au Palais et ne doutais pas que Tembinok’ ne me dégageât de ma promesse. Aussitôt, Tom White fut bouleversé par le trouble et la terreur, me supplia dans les termes les plus pathétiques de ne pas le trahir et s’empressa de fuir mon voisinage. Il était loin d’avoir la bravoure du cuisinier ; des semaines se passèrent sans qu’il osât se montrer à mes yeux ; et il ne le fit plus que par un ordre du Roi ou pour quelque affaire particulière.
Plus je constatais et admirais le triomphe d’une règle sévère, plus j’étais hanté et troublé par un problème, le problème de demain (peut-être) pour nous-mêmes ? Je voyais là un peuple à l’abri de toute sérieuse infortune, débarrassé de toute anxiété grave, et privé de ce que nous appelons notre liberté. En étaient-ils satisfaits ? et quelle sorte de sentiment leur inspirait leur maître ? Il m’était difficile de leur poser la première question, et à eux, peut-être, d’y répondre. La seconde, elle-même, était délicate ; à la fin, pourtant, et dans des circonstances aussi charmantes qu’étranges, je trouvai une occasion de la poser et un homme pour y répondre. C’était peu avant la pleine lune et la brise était délicieuse ; l’île était aussi claire qu’en plein jour – dormir eût été sacrilège, et j’errais dans le fourré – jouant de la flûte. Sans doute est-ce le son de ce qu’il me plaît d’appeler ma musique qui attira dans ma direction un autre promeneur nocturne. C’était un jeune homme vêtu d’une fine natte, les cheveux ornés d’une guirlande, car