peau tendue sur les os comme une voile le long d’un cordage, et il souriait de tous les muscles de sa tête. Il fallait recompter ses noix chaque jour, sans quoi il nous aurait trompés sur leur quantité ; chaque jour il fallait les examiner pour être sûr qu’elles n’étaient pas vides ; le nom du Roi seul, et à peine, le maintenait dans le devoir. Quand il avait fini son ouvrage, on lui donnait une pipe, des allumettes et du tabac et il s’asseyait sur le plancher du maniap’ et fumait. Il semblait ne pas changer un instant de position ; cependant chaque jour, au moment de rendre ces objets, la blague à tabac avait disparu ; il avait trouvé le moyen de la dissimuler dans le toit d’où il pouvait la retirer et la produire triomphalement le lendemain matin. Bien que ce tour de passe-passe s’accomplit régulièrement devant trois ou quatre paires d’yeux, nous ne pûmes jamais le prendre sur le fait ; en vain nous cherchions le tabac après son départ ; jamais nous ne pûmes le découvrir. Tels étaient les divertissements de l’oncle Parker, un homme de près de soixante ans. Mais il fut puni comme il le méritait.
Mrs. Stevenson eut la fantaisie de faire son portrait et les souffrances que les séances de pose firent endurer au modèle dépassent toute description.
Trois jeunes filles venaient du Palais pour faire notre lessive, à grand fracas, avec Ah-Fu. Elles appartenaient à la classe la plus inférieure, parasites qu’on gardait pour la commodité des bateaux marchands, venues on ne sait d’où, peut-être d’îles étrangères, dépourvues de tout raffinement dans leurs manières et leur aspect, d’assez belles et joyeuses filles dans leur genre. Nous en appelions une Guttersnipe, car vous pouvez voir sa pareille dans les quartiers pauvres de n’importe quelle ville ; le même visage maigre, ardent, vulgaire, aux yeux sombres ; le même rire brusque et rauque, les mêmes façons impulsives et inquiètes à la fois, avec comme un coup d’œil sur le policeman : mais ici, le policeman était le Roi et son bâton un fusil. Je doute que vous puissiez trouver, où que ce soit, en dehors des îles et même là, l’équivalent de Fatty, un monument de fille qui devait peser autant de « stones » [31] qu’elle comptait de printemps ; elle eût fait un superbe life-guard, elle avait une figure de bébé et appliquait ses vastes forces mécaniques presque exclusivement au jeu. Toutes trois étaient également gaies. Notre lessive s’accomplissait au milieu de danses et de gambades, et elles fuyaient et se poursuivaient, s’aspergeaient et s’éclaboussaient et se roulaient dans le sable avec un bruit ininterrompu de cris et de rires comme des enfants en vacances. En réalité et pour étranges que fussent leur fonctions dans cet austère établissement, n’étaient-elles pas échappées pour un jour de la plus importante et la plus stricte école de fille » des mers du Sud ?
Notre cinquième serviteur n’était pas moins que le cuisinier royal. Il était d’une beauté remarquable, de corps et de visage, paresseux comme un esclave et insolent comme un garçon boucher. Il dormait et fumait chez nous dans des attitudes variées et pleines de grâce ; mais, loin d’aider Ah-Fu, il ne s’occupait même pas de lui. On peut dire de lui qu’il était venu pour apprendre et demeurait pour enseigner ; et ses leçons étaient parfois difficiles à digérer. C’est ainsi qu’envoyé une fois à la fontaine pour remplir un seau d’eau, à mi-chemin, il rencontra une femme, arrosant ses oignons, changea de seau avec elle et, lui laissant celui qui était vide, s’en revint à la cuisine avec celui qui était plein. Une autre fois on lui confia un plat de « dumplings » [32] pour le Roi, en lui disant qu’ils devaient être mangés très chauds et qu’il devait les porter aussi vite que possible. Le misérable s’en fut à la vitesse d’un mille à l’heure, traînant ses pieds, le nez en l’air. À cette vue, ma patience, à l’épreuve déjà depuis un mois, m’échappa. Je le poursuivis, le pris par les épaules et, le poussant devant moi, je lui fis dévaler ainsi la colline, traverser les salles et je l’entraînai au milieu des applaudissements du village, jusqu’au Parlement où le Roi tenait un « pow-wow » [33]. Il eut l’impudence de prétendre que ma violence lui avait occasionné des contusions internes et de manifester des craintes sérieuses pour sa vie.
Nous supportâmes tout cela, car Tembinok’ est plutôt sommaire dans ses façons d’agir et je n’étais pas mûr encore pour tremper dans la mort d’un homme. Mais, entre-temps, mon infortuné Chinois avait dû travailler pour deux et tomba malade. Je me trouvai dès lors dans la situation de Cimondain Lantenac et d’ailleurs de tous les personnages de quatre-vingt-treize : obligé pour épargner le coupable de sacrifier l’innocent. J’employai le moyen habituel, avec ses conséquences toujours défectueuses, en essayant de sauver les deux. Ayant bien répété mon rôle, je m’en fus au Palais, je trouvai le Roi seul, et lui tins les plus interminables discours. Le chef était trop vieux pour apprendre : je craignais qu’il ne fît pas de progrès ; ne vaudrait-il pas mieux avoir un garçon ?? – Les jeunes gens sont plus aptes à apprendre… Ce fut en vain ; le roi ne se laissa pas prendre à mes artifices oratoires et vint droit au fait ; il comprit que le chef avait eu une conduite déplorable et resta un moment sombre et silencieux. « I think he tavoy too much », dit-il à la fin avec une concision chagrine ; et il fit dévier la conversation vers d’autres sujets. Le jour même, un autre grand officier, le steward, apparut à la place du cook et se montra, je dois dire, poli et plein de zèle.
À peine étais-je parti que le Roi se fit donner un fusil et s’en fût rôder de l’autre côté de la palissade, guettant le coupable. Tembinok’ était ce jour-là revêtu d’une robe de femme et son déguisement était complété par un casque de liège et des lunettes bleues. Représentez-vous l’étendue éblouissante des sables, les palmiers nains projetant leurs ombres crues, la ligne de la palissade, les vieilles sentinelles (accroupies, chacune, près d’un petit feu clair), faisant cuire du sirop à leur poste, – et cette chimère aux aguets, avec son engin de mort ! Bientôt, vers lui, s’en vint le cook, déambulant la colline sablonneuse d’Equateur-Ville, insouciant, vain et plein de grâce, sans penser au moindre danger. Dès qu’il fut à sa portée, le monarque travesti tira ses six coups au-dessus de sa tête, à ses pieds et sur chacune de ses mains : c’était le second avertissement d’Apemama, terrible en lui-même et d’une signification sans appel, car la prochaine fois. Sa Majesté viserait pour atteindre son but. On m’a conté que le Roi est un excellent fusil ; que lorsqu’il a décidé de tuer, on peut d’avance préparer la tombe ; et que, lorsqu’il a décidé de manquer le but, il le manque de si peu que le coupable goûte, par six fois, l’amertume de la mort. J’eus l’occasion de constater par moi-même l’impression produite sur le cook par cet incident. Comme nous revenions, ma femme et moi, du rivage de l’île, nous aperçûmes quelqu’un venant à notre rencontre à une allure désordonnée, moitié marchant, moitié courant. En approchant, nous reconnûmes le chef, hors de lui d’émotion, sa chaude couleur habituelle de mulâtre transformée en une pâleur bleuâtre. Il nous croisa sans un mot, sans un geste, nous fixant avec une expression satanique et fonça à travers bois vers les parties inhabitées de l’île et la longue plage déserte où il pourrait rager sans témoins et exhaler sa colère, sa peur et son humiliation. Nul doute que le nom de Kaupoi – l’homme riche, – ne revint fréquemment parmi les malédictions qu’il proféra aux lames bondissantes et aux oiseaux des tropiques. J’avais fait de lui la risée du rivage dans l’affaire des dumplings du Roi ; j’avais, par mes machinations, provoqué sa disgrâce et mis ses jours en danger ; et finalement, – pour sa plus grande amertume, – il avait fallu qu’il me trouve sur son chemin pour cracher sur lui à l’heure de la plus grande confusion !
Le temps passa, et nous n’entendîmes plus parler de lui. Le moment de la pleine lune était venu où dormir semble une honte ! – et je m’attardai – jusqu’à minuit ou une heure du matin environ – à errer sur le sable brillant, dans l’ombre balancée des palmes. Tout en marchant, je jouais du flageolet, ce qui absorbait mon attention. Les éventails bruissaient au-dessus de ma tête avec un tintement métallique ; et le bruit d’un pied nu sur ce sol mouvant est impossible à saisir. Pourtant, quand je revins à Equateur-Ville où toutes les lumières étaient éteintes, et que ma femme (qui ne dormait pas encore et m’avait suivi des yeux) me demanda qui donc m’accompagnait, je crus qu’elle plaisantait. « Pas le moins du monde », dit-elle ; – « je l’ai vu deux fois tandis que vous passiez, marchant sur vos talons. Il ne vous a lâché qu’au coin du maniap’ ; il doit être encore derrière la maison du chef. » J’y courus – comme un fou, sans aucune arme, – et me trouvai face à face avec le cook. Il était dans mon enceinte tabou, ce qui déjà méritait la peine de mort ; il ne pouvait avoir là rien à faire que voler ou tuer ; la conscience de sa faute le rendait timoré ;