de ma requête et à un exposé de mes titres et de mes vertus. La plaisanterie sur le fils de la Reine Victoria pouvait passer à Butaritari ; il ne pouvait en être question ici ; je figurai cette fois comme un des « Vieux-Hommes » de l’Angleterre : personnage d’un profond savoir, venu tout exprès pour visiter les états de Tembinok’ et impatient d’en rapporter des récits à la non moins impatiente Reine Victoria. Le Roi ne répondit rien et commença à parler d’autre chose. C’était à croire qu’il n’avait pas entendu ou pas compris, si nous ne nous étions sentis les objets d’un examen constant. Comme nous étions à table, il nous entreprit l’un après l’autre, fixant sur chacun de nous, pendant près d’une minute, le même regard dur et pensif. Tandis qu’il nous dévisageait ainsi, il semblait s’oublier lui-même, et le sujet, et la société, et être entièrement absorbé par la suite de ses pensées ; ce regard était complètement impersonnel : j’ai vu le même dans les yeux de peintres de portraits. Les motifs qui ont fait déporter tant de blancs sont au nombre de quatre : ou ils trompaient Tembinok’, ou ils se mêlaient de la vente du copra qui est la source de sa richesse et un des nerfs de son pouvoir, ou ils « pa’laient », ou ils se livraient à des intrigues politiques. Je me sentais innocent de tout cela ; mais comment le prouver ? Je n’aurais pas accepté de copra même en présent : comment le faire ressortir de la composition même de mes menus ? Mes compagnons partageaient mon innocence et mon embarras. Ils partagèrent aussi mon humiliation lorsque après deux repas entiers et les pénibles intervalles d’un après-midi passé dans cette inspection, Tembinok’ prit congé de nous en silence. Le lendemain matin, même examen, non déguisé, même silence ; et le second jour touchait à sa fin quand je fus. informé brusquement que j’étais sorti vainqueur de l’épreuve. « Moi rega’dé œil à vous. Vous, homme bon. Vous pas menti’ », dit le Roi : compliment douteux pour un romancier ! Un peu plus tard, il nous expliqua qu’il ne jugeait pas seulement par l’œil, mais aussi par la bouche. « Tuppoté’ moi vois homme », – nous dit-il, – « moi pas savoi’ homme bon, homme mauvais. Moi, rega’der œil ; rega’der bouche. Alo’ savoi’. Rega’der œil, rega’der bouche », répétait-il. Et effectivement, dans notre cas, la bouche fut le principal de l’affaire et c’est par notre conversation que nous acquîmes droit d’entrée dans l’île, le Roi se promettant (et je crois réellement amassant) un vaste apport de connaissances utiles avant notre départ.
Voici quelles étaient les conditions de notre admission : nous devions choisir un emplacement sur lequel le Roi nous bâtirait une ville. Son peuple travaillerait pour nous, mais lui seul devait donner des ordres. Un de ses cuisiniers viendrait tous les jours aider le mien et s’instruire auprès de lui. Au cas où nos provisions s’épuiseraient, il nous fournirait le nécessaire et serait remboursé au retour de l’Equateur. D’autre part, il viendrait prendre ses repas avec nous chaque fois qu’il en aurait envie ; quand il resterait chez lui, un plat de notre table devait lui être envoyé, et je m’engageai solennellement à ne donner à ses sujets ni liqueur, ni argent (deux choses dont la possession leur est interdite), ni tabac qu’ils ne devaient recevoir que de la main royale. Je me souviens d’avoir protesté contre la rigueur de ce dernier article ; à la fin il fut adouci et j’obtins la permission, lorsqu’un homme aurait travaillé pour moi, de lui donner une pipe de tabac sur les lieux, mais pas à emporter.
L’emplacement d’Equateur-Ville – nous lui donnâmes le nom de notre goélette – fut bientôt choisi. Les rives immédiates du lagon sont éventées et aveuglantes ; Tembinok’ lui-même est heureux de se promener à tâtons sur sa terrasse avec des lunettes bleues ; et nous fuîmes le voisinage de la cunjunctiva rouge, des prunelles suppurantes et des mendiants qui poursuivent et implorent le passant étranger pour se faire laver les yeux. Derrière la ville, le pays est varié ; ici, découvert, sablonneux, inégal, et semé de palmiers nains ; là, coupé par des tranchées de taro, sombres et basses et, suivant la croissance des plantes, présentant l’aspect, tantôt d’une tannerie sableuse, tantôt d’un jardin aux allées verdoyantes. Un sentier conduit à la mer et monte, abrupt, jusqu’au point culminant de l’île – à vingt ou même trente pieds d’altitude, quoique Findlay n’en reconnaisse que cinq ; et, juste en haut de la montée, là où les palmiers commencent à s’épanouir, nous trouvâmes un bosquet de pandanus et un bout de terrain agréablement planté d’arbustes verts. Un puits se trouvait tout près de là, sous un toit rustique ; et, plus près encore, une mare où nous pourrions laver nos vêtements. La place était à l’abri du vent, à l’abri du soleil et hors de vue du village. Nous la désignâmes au Roi et la ville nous fut promise pour le lendemain.
Le lendemain vint. Mr. Osbourne descendit à terre, constata que rien n’était fait et alla se plaindre à Tembinok’. Celui-ci l’écouta, se leva, demanda un Winchester, franchit la palissade royale et tira deux coups en l’air. Une décharge en l’air est le premier des avertissements à Apemama ; il a force de proclamation en de plus loquaces contrées ; et Sa Majesté remarqua avec agrément que cela presserait ses ouvriers. En moins de trente minutes, les hommes étaient rassemblés, l’ouvrage en train, et on nous avertit que nous pouvions apporter nos bagages quand nous voudrions.
Il était 2 heures de l’après-midi quand la première embarcation accosta sur la plage, et la longue procession de malles, de paniers et de sacs commença de se dérouler à travers le désert de sable vers Equateur-Ville. Le bosquet de pandanus n’était plus qu’un souvenir. Du feu s’élevait tout autour et de la fumée s’élevait du vert taillis. On entendait, dans un vaste circuit, résonner le bruit des cognées. La première pensée du Roi avait été d’abolir les avantages mêmes pour lesquels l’emplacement avait été choisi, et, au milieu de cette dévastation, s’élevait déjà un maniap’ d’une bonne dimension et une petite maison bien close. Une natte était étendue auprès pour Tembinok’ c’est là qu’il se tenait, dirigeant tout, en rouge cardinal, un casque de liège sur la tête, une pipe en écume de mer à la bouche, une femme étendue derrière lui, veillant sur les allumettes et le tabac. À vingt ou trente pas devant lui, le gros des travailleurs était accroupis sur le sol ; quelques buissons survivaient à cet endroit ; et au milieu d’eux, ses sujets ne présentaient aux regards qu’un arc de faces brunes, de têtes noires et d’yeux attentifs fixés sur Sa Majesté. De longues pauses s’écoulaient pendant lesquelles les sujets fixaient le Roi et le Roi fumait. Ensuite, Tembinok’ élevait la voix et parlait sur un ton aigu et bréf. Aucune parole ne lui répondait jamais ; mais, si le discours était facétieux, la réponse se traduisait par un rire discret, obséquieux – comme on en entend dans des salles d’études ; et, s’il était pratique, par la levée soudaine et le départ de l’escouade. Deux fois ils disparurent ainsi et revinrent avec les éléments futurs de la cité : une seconde maison et un second maniap’. C’était une chose curieuse d’épier de loin, à travers les stipes des cocotiers, l’arrivée silencieuse du maniap’, tout d’abord flottant (semblait-il), spontanément dans les airs, – puis, à mesure qu’il approchait, trahissait sous les bords de sa toiture, plusieurs vingtaines de mouvantes jambes nues. Toute la chose n’était pas moins remarquable par une servile délibération que par cette obéissance servile. La brigade s’était rassemblée au signal d’une arme mortelle ; l’homme qu’ils regardaient était le maître indiscuté de leurs vies ; et, à la civilité près, ils s’agitaient comme autant d’employés d’hôtels américains. Le spectateur avait conscience d’une inertie discrète, mais invincible, capable de faire s’arracher les cheveux à un capitaine de vaisseau marchand.
Pourtant, l’ouvrage s’acheva. Au crépuscule, quand Sa Majesté se retira, la ville était fondée et complète, le nouveau et plus rude Amphion l’ayant fait surgir du néant en trois coups de fusil. Et le lendemain matin, le même magicien nous favorisa d’un nouveau miracle : un rempart mystique nous entourait de telle sorte que le sentier qui passait devant nos portes devenait soudain impraticable et qu’il fallait, pour se rendre de l’autre côté de l’île, faire un immense circuit, et nous nous trouvions au milieu, voyant, en vue, mais inapprochables comme des abeilles dans une ruche de verre. Le signe extérieur et visible de cette protection occulte consistait en guirlandes de feuilles de cocotier reliant entre elles les stipes des palmiers en bordure ; mais son symbole reposait sur la redoutable sanction du tabou et sur les fusils de Tembinok’.
Nous fîmes, ce soir-là, notre premier repas dans la cité improvisée où nous devions passer deux mois et qui – sitôt notre départ – devait, en un jour, disparaître comme elle était apparue, ses éléments retournant d’où ils étaient venus, le tabou abrogé, le va-et-vient sur le sentier restauré, et la lune et le soleil épièrent vainement au travers des palmes les constructions disparues, tandis que le vent soufflait sur un site désormais désert. Cependant ce lieu qui, maintenant, n’est plus qu’un épisode dans quelques mémoires, semblait avoir été élevé pour durer des années. C’était un hameau plein d’activité. Un des maniap’s fut notre salle à manger, l’autre la cuisine. Les maisons furent