commençait à se mêler d’irritation quand une heureuse idée vint à notre aide. Puisque Sa Majesté faisait un tel cas de ce sac, dîmes-nous, nous la priions de l’accepter en souvenir. C’était la chose la plus étonnante qui fût encore arrivée à Tembinok’ ! Il s’aperçut trop tard que son insistance était de mauvais ton ; baissa la tête quelque temps en silence, puis, d’un air penaud : « Moi honteux », dit le tyran ! C’est la première et la dernière fois que nous le vîmes confesser une erreur de conduite. Une demi-heure après, il nous envoya un coffre en bois de camphrier qui ne valait pas plus de quelques dollars, – mais Dieu sait combien Tembinok’ avait dû le payer !
Rusé de nature et versé depuis quarante ans dans le gouvernement des hommes, il ne faut pas croire qu’il soit aveuglément trompé ni qu’il se soit résigné sans résistance à être la vache à lait des trafiquants qui passent. Ses efforts ont même été héroïques. Comme Nakaeia, de Makin, il a eu des goélettes à lui ; plus fortuné que Nakaeia, il a trouvé des capitaines. Ses navires ont été jusqu’aux colonies. Il a trafiqué directement, sur ses propres bâtiments, avec la Nouvelle-Zélande. Et même ainsi, et là même, la malhonnêteté du blanc, qui enveloppe le monde entier, lui fit obstacle ; ses bénéfices furent anéantis, son bâtiment revint endetté, l’argent de l’assurance fut frauduleusement détourné, et le jour où le Coronet se perdit, il fut étonné de découvrir qu’il avait tout perdu avec. Sur ce, il rendit les armes ; avoua qu’il y aurait autant d’espoir à lutter avec les vents du ciel ; et, comme un mouton expérimenté, abandonna dès lors sa toison aux tondeurs. Il est l’homme du monde le moins disposé à gaspiller sa colère sur l’irrémédiable ; il l’accepte avec un sang-froid cynique ; ne réclame de ceux avec lesquels il traite qu’un peu de décence et de modération ; tâche de faire le meilleur marché possible ; et quand il se voit volé plus encore que de coutume, l’enregistre dans sa mémoire en face du nom du marchand. Il m’exhiba un jour une liste de capitaines et subrécargues avec lesquels il avait fait des affaires et qu’il avait classés sous ces trois en-têtes : « Il trompe un peu », – « Il trompe beaucoup », – et « Je crois qu’il trompe trop ». Il témoignait pour les deux premières classes d’une parfaite tolérance, de même quelquefois, – mais pas toujours, – pour la troisième. J’étais présent un jour qu’il avait des démêlés avec un marchand et je m’efforçais (ayant depuis l’histoire du sac une influence considérable), d’arranger les choses. Le jour même de notre arrivée, un accroc faillit se produire avec le capitaine Reid, dont la cause vaut la peine d’être racontée. Parmi les matières exportées spécialement pour Tembinok’ se trouve un breuvage connu (et étiqueté) sous le nom de brandy Hennessy. Ce n’est ni un produit Hennessy ni du brandy ; il a vaguement la couleur de la cerise, mais n’est pas de la cerise ; il a goût de kirsch, mais n’est pas non plus du kirsch. Cependant, le Roi est habitué à cette marque étonnante et il est fier de son bouquet ; il considère la moindre substitution comme une double offense représentant une duperie à son endroit et un doute à l’endroit de la finesse de son palais. Une faiblesse semblable est d’ailleurs remarquable chez tous les connaisseurs. Il se trouva que la dernière caisse, vendue par l’Equateur, contenait un produit différent et, je le croirais volontiers, supérieur, et la conversation débuta assez mal pour le capitaine Reid. Mais Tembinok’ est un homme modéré. On lui rappela, et il admit que tous les hommes sont sujets à l’erreur, et lui-même aussi ; accepta l’idée qu’une faute, dûment reconnue, doit être pardonnée ; et clôtura l’incident par cette offre : « Tuppoté [30] moi me tompé, vous pa’donnez moi. – Tuppote vous tompé moi, moi pa’donné vous. Moi meilleu’. »
Après un diner et un souper dans la cabine, un verre ou deux de « Hennetti », – l’article authentique cette fois, avec le kirsch bouquet et cinq heures de flânerie dans le magasin, sa royauté s’embarqua pour retourner chez lui. En trois bordées, l’embarcation fut devant le palais ; les femmes furent portées à terre sur le dos des vassaux ; Tembinok’ descendit sur une plate-forme à rails comme une passerelle de steamer et fut porté, à hauteur d’épaules, à travers les récifs, en haut de la plage, et, par un plan incliné, pavé de cailloux, vers la terrasse éblouissante où il demeure.
CHAPITRE II
Le Roi d’Apemama : fondation d’Equateur-Ville
Notre première entrevue avec Tembinok’ était pour nous tous un sujet d’inquiétude, voire même d’alarme. Nous avions une faveur à obtenir ; nous devions l’approcher dans une attitude convenable de courtisans ; et il fallait lui plaire ou manquer le but principal de notre voyage. Notre désir était d’atterrir et de séjourner à Apemama, et de voir de plus près le singulier caractère de l’homme, et la singulière (ou plutôt ancienne) condition de son île. Dans toute autre île des mers du Sud, un blanc peut débarquer avec sa malle, s’installer pour le reste de ses jours s’il en a envie et s’il a de l’argent ou un commerce ; rien ne peut s’y opposer. Mais Apemama est une île fermée, posée là, sur la mer, portes closes ; et le Roi en personne, comme un vigilant officier, veille au guichet pour scruter et repousser les envahisseurs. De là tout l’attrait de notre entreprise ; non seulement parce qu’elle était un peu difficile, mais parce que cette quarantaine sociale, une curiosité en elle-même, en a préservé d’autres.
Tembinok’, comme presque tous les tyrans, est un conservateur ; comme beaucoup de conservateurs, il accueille avec empressement les idées neuves et, excepté sur le terrain politique, incline aux réformes pratiques. Lorsque les missionnaires vinrent, professant la connaissance de la Vérité, il les reçut de bonne grâce, assista à leurs offices, prit l’habitude de la prière publique et se montra leur humble disciple. C’est ainsi, – par l’exploitation de semblables occasions de hasard – qu’il a appris à lire, à écrire, à calculer et à parler son étrange anglais, personnel, si différent du « Beach-la-Mar » habituel et tellement plus obscur, plus expressif et plus condensé. Son éducation ainsi accomplie, il trouva le temps de critiquer les nouveaux venus. Comme Nakaeia de Makin, il admire le silence de l’île ; veille sur elle comme une vaste oreille ; il a des espions qui, chaque jour, lui rendent compte de tout, et il préfère voir ses sujets chanter que parler. À ce compte, le service, et en particulier le sermon, devaient fatalement l’offenser. « Ici, dans mon île, moi pa’ler », me dit-il une fois ; « chefs à moi, pas pa’ler ; fai’ ce que moi dis. » Il regarda le missionnaire et que vit-il ? « Ou Kanaka pa’ler dans glande maison ! » s’écriait-il avec un rire sarcastique. Cependant il endura ce spectacle subversif et aurait peut-être continué à l’endurer si un nouveau point de contestation ne se fût élevé. Il regarda encore, pour employer sa propre image ; et le Canaque ne parlait plus, il faisait pire – il bâtissait une maison de copra ! Le Roi était atteint dans ses principaux intérêts : revenus et prérogative étaient lésés ! De plus, il considérait (et d’autres pensent comme lui), que le commerce est incompatible avec les prétentions des missionnaires. « Tuppoté’ mitonaire pense « bon homme : tlé bien. – Tuppoté’ il pense : cobla pas bon ? Je l’ai (envoyé bateau. » Telle fut son abrupte histoire des évangélisateurs d’Apemama.
De semblables déportations sont fréquentes : « Je l’ai lenvoyé bateau », est l’épitaphe d’un grand nombre. Sa Majesté payant le passage des exilés jusqu’à la première escale. Par exemple, étant passionnément friand de la cuisine européenne, il a plusieurs fois adjoint à son personnel des cuisiniers blancs qui tous, l’un après l’autre, ont été déportés. Ceux-ci, de leur côté, jurent qu’on ne leur payait pas leurs gages ; lui, du sien, assure qu’ils le volaient ou le trompaient outrageusement ; les deux choses étaient peut-être exactes. Un cas plus important fut celui d’un agent, délégué (m’a-t-on dit) par une maison de commerce, pour s’introduire dans les bonnes grâces du Roi, devenir, si possible, son premier ministre et diriger la traite du copra dans l’intérêt de cette maison. Il obtint la permission d’atterrir, pratiqua son système de séductions, fut patiemment écouté par Tembinok’, se crut sur le chemin du succès et, voyez ! au premier navire qui toucha à Apemama, l’aspirant premier fut Jeté dans une embarcation hissé à bord, – son passage payé, – et sur ce, bonsoir ! Mais il est inutile de multiplier les exemples ; c’est à manger le pudding qu’on goûte s’il est bon. Quand nous vînmes à Apemama, de tant d’hommes qui avaient lutté pour une place sur ce riche marché, un seul demeurait – un silencieux, sobre, solitaire, ladre reclus, de qui le Roi remarque : « Moi pense lui bon ; lui pas pa’ler. »
Je fus averti au début que nous pourrions fort bien échouer dans notre dessein ; mais pas un instant, je n’imaginai ce qui adviendrait et que nous serions laissés vingt-quatre heures en suspens, et à deux doigts de nous voir finalement repoussés. Le capitaine Reid s’était préparé ; sitôt que le Roi fut à bord, et la question « Hennetti » réglée à l’amiable, il procéda à l’expression