la brise était forte et fraîche ; et le second, qui inspectait la goélette de fond en comble, remonta en grelottant sur le pont. Le lagon se soulevait en d’innombrables petites vagues multicolores ; le mugissement continu du large résonnait tout autour du mouillage ; et le long et profond croissant des palmiers s’ébouriffait et étincelait sous le vent. En face de nous, le rivage était dominé à quelque distance par une terrasse de corail blanc de sept à huit pieds de haut ; elle-même, couronnée par les constructions éparpillées et hétéroclites du palais. Le village se déploie au Sud, groupe de maniap’s aux hautes toitures. Et village et palais semblaient déserts.
Et voici qu’à peine étions-nous amarrés, des figures lointaines et affairées surgirent sur la plage, une embarcation fut mise à l’eau et un équipage se dirigea vers nous à force de rames, apportant l’échelle du Roi. Tembinok’ ayant eu une fois un accident, a toujours redouté depuis, de risquer sa personne sur les échelles vermoulues des bateaux marchands des mers du Sud, et il imagina, en conséquence, un cadre de bois qu’on apporte à bord sitôt qu’un navire apparaît et qui demeure accroché à son flanc jusqu’à ce qu’il reparte. L’équipage du canot, ayant placé son engin, regagna de suite le rivage. Ils n’avaient pas le droit de venir à bord ; nous n’avions pas davantage celui de descendre à terre, sans risquer une offense aux usages ; le Roi seul pouvait nous y autoriser. Un temps s’écoula pendant lequel le diner fut différé pour le Grand Homme ; le prélude de l’échelle, nous donnant quelque pressentiment de sa corpulence et de son caractère ingénieux et sensé, avait aiguisé au plus haut point notre curiosité ; et ce fut avec une réelle excitation que nous vîmes la plage et la terrasse subitement couvertes de vassaux, le Roi s’embarquer avec sa suite, l’embarcation (une chaloupe de cuirassé), voler vers nous, tenant tête au vent, et le royal patron nous aborder adroitement, monter à l’échelle avec une défiance jalouse et descendre lourdement sur le pont.
Il était alors envahi par la graisse et, la vue obscurcie, un fardeau pour lui-même. Depuis, des capitaines qui visitaient l’île, lui ont conseillé de marcher ; et quoiqu’il dût rompre pour cela avec les habitudes de sa vie et les traditions de son rang, il pratiqua le remède avec profit. Sa corpulence est, maintenant, supportable ; il est plutôt robuste que gros ; mais sa démarche est toujours lourde, trébuchante et éléphantine. Il ne s’arrête ni ne se presse jamais, mais vaque à ses affaires avec une décision implacable. Jamais nous ne le vîmes sans être frappés de ses extraordinaires dispositions naturelles pour la scène ; un profil en bec d’aigle rappelant le masque du Dante, une crinière de longs cheveux noirs, l’œil brillant, impérieux et scrutateur : pour qui eût su en jouer, un tel physique était une fortune. Sa voix le complétait bien, aiguë, puissante, fantastique, avec des notes d’oiseau de mer. Là où il ne règne pas de modes, personne qui les lance, peu qui les suivraient si elles étaient lancées et personne pour les critiquer, il s’habille – comme Sir Charles Grandison vivait, – « selon son propre cœur ». Tantôt il porte une robe de femme, tantôt un uniforme de marine ; parfois (et le plus souvent), un déguisement de sa propre invention : des pantalons et une jaquette singulière avec des pans de chemise ; la coupe étonnante pour un travail insulaire, l’étoffe toujours belle, quelquefois de velours vert, quelquefois d’une soie rouge cardinal. Ce costume lui sied à ravir. En robe de femme, il paraît incroyablement sombre et menaçant. Je le vois encore venir vers moi, sous le cruel soleil, solitaire, comme un héros d’Hoffmann.
Une visite à bord, comme celle que nous recevions, est une partie importante et la principale distraction de la vie de Tembinok’. Il n’est pas seulement le seul Maître, il est le seul marchand de son triple royaume. Apemama, Aranuka et Kuria, îles fertiles. Le taro va aux chefs qui le partagent à leur guise entre leur suite immédiate ; mais certains poissons, les tortues – qui abondent à Kuria – et la récolte entière des cocotiers sont la propriété exclusive de Tembinok’. « Tout cobra [29] à moi », observe Sa Majesté, avec un signe de la main ; et il le compte et le vend par maisons pleines. « Vous avez du copra. Roi ? » entendis-je un commerçant lui demander. « J’en ai deux, trois maisons ». – répondit Sa Majesté, – « je crois trois ». De là. l’importance commerciale d’Apemama, le commerce de trois îles étant concentré là dans une seule main ; de là, l’impossibilité qu’ont rencontrée tant de blancs d’y acquérir ou d’y conserver un établissement. Voilà pourquoi les vaisseaux sont parés, pourquoi les cuisiniers reçoivent des ordres spéciaux et pourquoi les capitaines se répandent en sourires pour saluer le Roi. S’il est satisfait du menu et de l’accueil qu’il a reçu, il peut rester des jours à bord et chaque jour, et parfois chaque heure, rapporte quelque profit au bateau. Il oscille entre la cabine où des mets étranges lui sont servis et l’entrepôt des marchandises où il jouit du plaisir d’acheter sur une échelle en rapport avec sa corpulence. Quelques courtisans obséquieux veillent à la porte, guettant son moindre signe. Dans la chaloupe qui a été suspendue à l’arrière, une ou deux de ses femmes gisent, abritées du soleil par des nattes, ballottées par les vagues courtes du lagon et endurant des agonies de chaleur et d’ennui. Cette sévérité se relâche de loin en loin et elles sont alors admises à bord. Trois ou quatre d’entre elles reçurent cette faveur le jour de notre arrivée : de substantielles « ladies », vêtues de ridis vaporeux. Chacune avait une ration de copra, son peculium, dont elle devait disposer à son gré. L’étalage du magasin, – les chapeaux, les rubans, les robes, les parfums, les boîtes de saumon en conserve, – joie pour les yeux et convoitise pour la chair – ne les tentèrent pas. Elles n’avaient qu’une pensée : le tabac, monnaie des îles qui, pour eux, équivaut à des pièces d’or ; – elles en emportèrent une provision à terre, chargées mais heureuses ; et bien avant dans la nuit, nous les vîmes sur la terrasse royale, comptant les paquets au grand air, à la lueur d’une lampe.
Le Roi n’est pas un économiste de ce genre. Il est avide de choses nouvelles et étrangères. Des maisons et des maisons, des coffres et des coffres, dans l’enceinte du palais, sont bourrés de pendules, de boîtes à musique, de lunettes bleues, de parapluies, de tricots, de ballots d’étoffes, d’outils, de carabines, de fusils de chasse, de médecines, de comestibles européens, de machines à coudre et, ce qui est le plus extraordinaire, de poêles : tout ce qui a jamais frappé ses regards, excité son appétit, lui a plu pour son usage et l’a intrigué par son apparente inutilité. Et malgré cela, sa convoitise n’est pas encore satisfaite. Il est possédé par les sept démons du collectionneur. Qu’il entende parler d’une chose, une ombre s’étend sur son visage. « Je crois moi pas l’avoir », dira-t-il ; et les trésors qu’il possède perdent toute valeur en comparaison. Lorsqu’un navire met à la voile vers Apemama, le marchand se torture l’esprit pour apporter quelque nouveauté. Il la laisse négligemment traîner dans la pièce principale ou la dissimule à moitié dans sa propre cabine, en sorte que le Roi puisse la découvrir lui-même. « Combien en demandez-vous ? » dit Tembi-nok’ en passant ; désignant l’objet. « Non, Roi ; trop cher », réplique le commerçant. « Je pense qu’il me plaît », dit le Roi. C’était un bassin de poissons rouges. Une autre fois, c’était du savon parfumé. « Non, Roi ; cela coûte trop cher », dit le commerçant, « trop bon pour un Canaque. » – « Combien en avez-vous ? Je prends tout », réplique Sa Majesté, qui devint propriétaire de dix-sept boites de savon à deux dollars le pain. Ou bien encore, le marchand lui fait croire que l’article n’est pas à vendre, est propriété privée, un souvenir de famille ou un présent ; et la ruse réussit infailliblement. Contrariez le Roi et vous le tenez. Sa nature autocratique se cabre devant l’affront d’une opposition. Il la prend pour un défi ; serre les dents comme un chasseur qui fonce sur l’obstacle ; et sans manifester aucune émotion, pas même d’intérêt, en offre, stupidement, un prix de plus, en plus élevé : C’est ainsi que, pour nos péchés, il fut séduit par le nécessaire de ma femme, chose complètement inutile pour un homme ; et, lamentablement endommagé par des années de service. Un matin, de bonne heure, il vint dans notre maison, s’assit et, brusquement, nous offrit de l’acheter. Je lui dis que je ne vendais rien et que, de toute façon, le sac était le présent d’un ami ; mais il était accoutumé de longue date à cette sorte de prétextes, savait ce qu’ils valaient et le cas qu’il convenait d’en faire. Adoptant ce qu’on appelle, je crois « la méthode objective », il sortit un sac d’or anglais, de couronnes et de demi-couronnes et commença à les empiler en silence sur la table, scrutant nos physionomies à chaque nouvelle pièce. En vain je continuais à protester que je n’étais pas un commerçant : il ne daigna pas répondre. Il devait y avoir environ vingt pounds sur la table, il allait toujours, et notre embarras