peut-être eu quelque écho de la débauche, resta sur son fief ; ses vassaux vinrent sans chef à la fête et grossirent la suite de Karaïti.
Vendredi 26 juillet. – Cette nuit-là, dans l’obscurité, les chanteurs de Makin paradèrent sur la route devant notre maison et chantèrent la chanson de la Princesse.
« Voici le jour ; elle naquit en ce jour ; Nei-Kamaunave est née en ce jour – une ravissante princesse, Reine de Butaritari. » Cela pouvait durer ainsi, me dit-on, indéfiniment. Bien entendu, la chanson était hors de saison et la représentation, une simple répétition. Mais c’était en outre une sérénade et, à notre endroit, une délicate attention de notre nouvel ami, Karaïti.
Samedi 27 juillet. – Nous avions annoncé une représentation de lanterne magique, cette nuit, à l’église ; et ceci nous valut la visite du Roi. En l’honneur du Douglas noir (je suppose), ses deux gardes habituels s’étaient élevés au nombre de quatre ; et l’escouade faisait une singulière figure tandis qu’elle le suivait à la débandade, en chapeaux de paille, kilts et jacquettes. Trois d’entre eux portaient leurs armes à l’envers, la crosse sur leur épaule, le bout menaçant le dos replet du Roi ; le quatrième l’avait passée derrière sa nuque et la maintenait ainsi, les bras levés, comme une planche pour redresser le dos. La visite dura un temps infini. Le Roi, n’étant plus galvanisé par le gin, ne disait ni ne faisait rien. Il était affaissé sur une chaise et laissait éteindre son cigare. Il faisait chaud ; l’atmosphère était endormante et pesante à un degré cruel ! pas d’autre ressource que d’observer, dans la contenance de Tubureimoa quelque rappel de Mr. Corpse, le boucher. Son nez d’épervier, brusquement déprimé et aplati du bout, nous semblait encore imprégné du parfum des meurtres nocturnes. Quand nous prîmes congé de lui, Maka me fit remarquer la façon dont il descendait l’escalier (ou plutôt l’échelle) de la Véranda. « Un vieillard », me dit Maka. – « Oui », dis-je « et pourtant, je suppose, moins vieux qu’il ne parait ? » – « Jeune », répliqua Maka, « peut-être qua’ante ». Et depuis, j’ai entendu dire qu’il était plus jeune encore.
Pendant que la lanterne magique fonctionnait, je me glissai dehors dans l’obscurité. La voix de Maka, expliquant les scènes de l’Ecriture, représentées sur les verres, d’un air excité, semblait remplir non seulement l’église, mais le voisinage. Tout le reste était silencieux. Tout à coup, un bruit lointain de chants s’éleva et se rapprocha, une procession s’avançait le long de la route, et le parfum tiède et pur des hommes et des femmes me frappait le visage délicieusement. Au coin, arrêtés par la voix de Maka et les alternatives de lumière et d’ombre qui se produisaient dans l’église, ils firent une pause. Ils ne désiraient pas s’approcher davantage, c’était clair. C’étaient des gens de Makin, je crois, et probablement des païens endurcis, méprisant le missionnaire et ses œuvres. Tout à coup, pourtant, un homme sortit des rangs, prit ses jambes à son cou et fonça dans l’église ; l’instant d’après, trois autres l’avaient suivi ; un peu après encore, ils étaient une vingtaine, tous risquant leur vie. Ainsi la petite bande de païens s’arrêta, irrésolue, au coin de la route, et fondit devant les attractions de la lanterne magique comme un glacier au printemps. Les plus endurcis, en vain, blâmaient les déserteurs ; trois s’enfuirent encore dans un silence coupable, mais s’enfuirent quand même ; et quand, à la fin, le chef eut retrouvé assez de présence d’esprit ou d’autorité pour remettre sa troupe en marche, et faire reprendre les chants, ce fut avec des forces très diminuées qu’ils passèrent, mélodieusement, le long de la sombre route.
Pendant ce temps, à l’intérieur, les scènes lumineuses brillaient et disparaissaient. Je restai quelque temps, ignoré, dans les rangs des spectateurs, et remarquai juste devant moi une paire d’amoureux qui suivaient le spectacle avec intérêt, le mile jouant le rôle d’interprète et (comme Adam) entremêlant ses explications de caresses. Les animaux sauvages, le tigre en particulier, et ce vieux favori des écoliers, « le dormeur et la souris », furent salués avec joie ; mais la série des Evangiles fut la merveille et les délices principales. Maka, de l’avis de sa femme offensée, ne profita pas suffisamment de l’occasion. « Qu’est-ce qui lui prend ? pourquoi ne parle-t-il pas davantage ? » criait-elle. Le fait est, je crois, que le pauvre homme, devant cette solennelle opportunité, chancelait sous le poids de sa bonne fortune ; et, qu’il ait bien ou mal fait, la seule vue de ces pieux « fantômes » suffit à elle seule à imposer silence, dans toute cette partie de l’île, à la voix de la raillerie. « Mais alors », – le mot circulait à la ronde – « mais alors, la Bible est donc vraie ? » Et quand nous nous revîmes plus tard, on nous dit que l’impression en était plus vivace encore, et l’on entendait ceux qui y avaient assisté le raconter à ceux qui n’étaient pas là : « Oh oui, tout cela est vrai ; toutes ces choses sont arrivées, nous avons vu les images. » L’argument n’est pas si puéril qu’il paraît ; car je doute que ces insulaires connaissent d’autre mode de reproduction que la photographie ; de sorte que la représentation par l’image d’un événement (d’après le principe du vieux mélodrame : « La chambre noire ne peut mentir Joseph ! ») est pour eux la meilleure preuve de sa réalité. La chose nous amusa d’autant plus que quelques-uns de nos verres étaient d’une niaiserie risible, et l’un d’eux (le Christ devant Pilate) fut accueilli avec des cris d’allégresse auxquels Maka lui-même ne résista pas à se joindre.
Dimanche 28 juillet. – Karaïti vint demander une répétition des « fantômes », – c’était le terme reçu, – et ayant obtenu la promesse de notre part, tourna les talons et quitta mon humble toit sans l’ombre d’une salutation. Je sentis que je ne devais pas avoir l’air un instant d’empocher un manque d’égards ; les temps avaient été trop difficiles et étaient encore trop incertains ; le fils de la reine Victoria était tenu de maintenir l’honneur de sa maison. En conséquence, Karaïti fut convoqué ce soir-là chez les Rick ; Mrs. Rock se répandit en invectives a son adresse, et le fils de la reine Victoria l’assaillit de regards indignés. J’étais l’âne dans la peau du lion ; je ne pouvais gronder dans la langue des îles Gilbert ; mais je pouvais le foudroyer du regard. Karaïti déclara qu’il n’avait pas voulu m’offenser ; il s’excusa d’une façon bien fondée, chaleureuse, et comme un gentleman, et fut tout de suite à son aise. Il avait chez lui un poignard à vérifier et nous dit qu’il viendrait le lendemain nous le faire estimer, parce que c’était aujourd’hui dimanche ; ce scrupule chez un païen avec huit épouses me surprit. Le poignard était « bon pour tuer le poisson », dit-il avec malice ; et il était censé avoir l’œil sur les poissons à deux pattes. Il est assez étrange que, dans la Polynésie orientale, le poisson soit l’euphémisme reçu par lequel on désigne les sacrifices humains. Interrogé sur la population de son île, Karaïti appela ses vassaux qui l’attendaient assis au-dehors, et ils l’estimèrent à quatre cent cinquante habitants ; mais (ajoute Karaïti d’un air jovial), il y en aura bientôt beaucoup plus, car toutes les femmes sont en train d’accroître leur famille. Bien avant que nous nous séparions, j’avais complètement oublié son insulte. Lui, cependant, en gardait le souvenir ; et par une inspiration très courtoise revint le lendemain de bonne heure, nous fit une longue visite et nous fit en partant des adieux pointilleux.
Lundi 29 juillet. – Le grand jour arriva enfin. Aux premières heures, la nuit tressaillit du bruit des mains qui claquaient et du chant de Nei-Kamaunava ; son rythme lent, mélancolique et quelque peu menaçant, rompu de temps à autre par une exclamation formidable. Cette petite parcelle d’humanité qui célébrait ainsi les heures de la nuit, fut aperçue à midi, jouant sur la prairie, dans une complète nudité, loin des regards et insouciante.
La résidence d’été, sur son ilot artificiel, se détachant sur le lagon étincelant, étincelante elle-même sous le soleil et sous son revêtement de tôle, fut pendant tout le jour remplie d’hommes et de femmes impatients. À l’intérieur, elle regorgeait d’insulaires de tous âges et de toutes tailles, et dans tous les degrés de nudité et de parure. Nous étions si tassés qu’à un moment j’avais sur mes genoux une grande belle femme et derrière moi deux moutards entièrement nus, les pieds appuyés contre mon dos. On pouvait voir une dame revêtue de tous ses atours : holoku, chapeau et guirlandes de fleurs ; et sa voisine, l’instant d’après, faire glisser de ses épaules un bout de chemise et apparaître, monument de chair, dessiné plutôt que couvert par le ridi « large comme un cheveu ». On voyait de petites dames qui se trouvaient trop grandes pour paraître sans voiles dans une si grande fête, s’arrêter un instant au-dehors, en plein soleil, leur ridi minuscule à la main ; un moment après elles étaient complètement habillées et pénétraient dans la salle de concert.
À chaque extrémité, les compagnies de chanteurs alternées se levaient pour chanter ou s’asseyaient pour se reposer ; Kuma et la Petite Makin au nord, Butari-tari et ses villages réunis au sud ; les deux groupes, remarquables par leur air de bravoure barbare. Au milieu, un banc était placé entre ces deux camps