? »
— « Mais, quel est votre motif pour agir ainsi ? » – demanda-t-il ; puis, sarcastique : « Craignez-vous pour votre vie ? »
— « Ceci n’a rien à faire avec la question. Je sais, et vous savez aussi, que ces spiritueux ne devraient pas être en circulation. »
— « Tom et Mr. Rick en ont vendu avant moi. »
— « Je n’ai rien à faire avec Tom et Mr. Rick. Tout ce que je sais, c’est que je les ai entendus tous deux refuser d’en vendre. »
— « Non, je suppose que vous n’avez rien à voir avec eux. C’est donc que vous craignez pour votre vie. »
— « Allons, voyons, – m’écriai-je, peut-être un peu piqué, – au fond de votre cœur, vous savez bien que ce que je demande est raisonnable. Je ne vous demande pas l’abandon de vos bénéfices – quoiqu’en effet, je préférerais ne plus voir apporter d’alcool ici, mais vous… »
— « Je ne dis pas que je ne veux pas. Mais ce n’est pas moi qui ai commencé », reprit-il.
— « Non, je sais que ce n’est pas vous, » dis-je ; « et je ne vous demande pas de perdre ; je vous demande seulement de me donner votre parole, d’homme à homme, qu’aucun naturel ne s’enivrera plus par votre faute. »
Jusque-là, l’attitude gardée par Mr. Mûller avait mis ma patience à une dure épreuve ; d’ailleurs, il l’avait conservée avec peine étant, au fond, de mon avis ; mais voici qu’il abandonnait le terrain pour un terrain pire : « Ce n’est pas moi qui débite ». dit-il. – « Non, c’est ce nègre ; d’accord. Mais c’est pour vous qu’il achète et qu’il vend ; vous avez la main sur sa nuque ; et je vous demande – j’ai ma femme ici avec moi, – d’user de l’autorité que vous avez. » Bien vite il se remit en garde. « Je ne dis pas que je ne le ferais pas si je voulais », dit-il ; « mais il n’y a aucun danger ; les naturels sont tout à fait tranquilles ; vous avez simplement peur pour votre vie. »
Je n’aime pas à être traité de poltron, même implicitement ; et à ce moment, je perdis patience et posai un ultimatum prématuré. « Vous ferez mieux de l’avouer clairement », m’écriai-je ; « votre intention est-elle de refuser ce que je vous demande ? »
— « Je ne veux ni le refuser ni l’accorder », répliqua-t-il.
— « Vous apprendrez qu’il faut faire une chose ou l’autre, et tout de suite », – criai-je ; puis, m’attaquant à une corde plus favorable – « allons », dis-je, « vous valez mieux que cela. Je vois ce qui vous indispose ; vous croyez que je viens du camp opposé ? Je sais bien quel homme vous êtes, et vous savez bien que ce que je vous demande est raisonnable ? »
De nouveau il changea de terrain. « Si les naturels commencent à boire, ce n’est pas prudent de les arrêter », objecta-t-il.
— « Je répondrai du bar », dis-je ; « nous sommes trois hommes et quatre revolvers ; au premier mot nous accourrons et défendrons la place contre tout le village. »
— « Vous ne savez pas de quoi vous parlez », s’écria-t-il ; « c’est trop dangereux. »
— « Ecoutez », lui dis-je ; « je me soucie peu de perdre cette vie dont vous parlez tant ; mais je tiens à la perdre de la façon qui me plaira, c’est-à-dire, en mettant fin à toutes ces vilenies. »
Il s’étendit pendant quelque temps sur ses devoirs envers la maison de commerce ; je m’en souciais peu ; j’étais sûr de la victoire. Il attendait seulement pour capituler, et cherchait de tous côtés un secours qui lui adoucit l’effort. Dans le rais de lumière qui filtrait par la porte de la chambre à coucher, j’aperçus un porte-cigare sur le bureau. « Voilà un joli objet », dis-je.
— « Voulez-vous un cigare ? » dit-il.
J’en pris un et le tins un instant en l’air sans l’allumer.
— « Allons, fis-je, vous me promettez ? »
— « Je vous promets que vous n’aurez plus d’ennuis causés par des naturels qui auront bu chez moi », répliqua-t-il.
— « C’est tout ce que je demande », dis-je, et je lui prouvai que ce n’était pas absolument tout en demandant tout de suite la permission de goûter à sa provision.
Le côté critique de notre entrevue avait pris fin. Mr. Müller avait cessé de me regarder comme un émissaire de ses rivaux ; il avait abandonné son attitude défensive et parlait selon sa pensée. Je compris qu’il aurait déjà fermé son débit de lui-même s’il avait osé. Mais n’osant pas, on conçoit comme il pouvait accepter de voir s’ingérer dans sa conduite ceux qui (suivant son récit), l’avaient lancé, puis abandonné sur la brèche, et qui maintenant (étant eux-mêmes en sûreté), le poussaient vers un nouveau péril qui était tout profit pour eux, toute perte pour lui. Je lui demandai ce qu’il pensait du danger de la fête.
— « J’en pense plus de mal qu’aucun de vous », répondit-il : « Ils tiraient tout autour d’ici la nuit dernière et j’entendais les balles. Je me dis : voilà qui va mal ; ce qui m’intrigue, c’est pourquoi vous faites tout ce bruit et vous mêlez de tout cela, car enfin c’est moi qui suis destiné à être la première victime. »
Ce fut un miracle spontané. La consolation d’être second n’est pas grande. Le fait – et non l’ordre de la marche – voilà ce qui nous intéressait.
Scott parle avec modération d’un temps où il regardait venir le moment de se battre « avec un sentiment qui ressemblait au plaisir ». La ressemblance, ici, touche à l’identité. La vie moderne ne connaît plus le contact direct ; l’homme s’impatiente en des manœuvres sans fin ; et approcher du fait, se trouver là où toutes ses qualités peuvent s’exercer et courir un beau risque, et se rendre compte enfin de ce qu’on a en soi vous excite le sang. C’est du moins ce qu’éprouva toute ma famille qui bouillonna de plaisir à l’approche du danger ; et nous veillâmes tard dans la nuit, comme un groupe d’écoliers, préparant nos revolvers et dressant des plans pour le lendemain. La journée s’annonçait pleine et chargée d’événements. Les Vieux-Hommes devaient être convoqués pour m’interviewer sur la question du tabou ; Müller pouvait nous appeler à tout instant pour défendre le bar ; et dans le cas où Müller nous abandonnerait, nous décidâmes, dans un conseil de famille, de prendre toute la chose en mains, de nous emparer du Land we live in à la force des pistolets et de faire entendre une nouvelle musique au polysyllabique Williams. Et, me souvenant de l’humeur où nous étions, je crois que les mulâtres en auraient vu de dures.
Mercredi 24 juillet. – Il est heureux, et pourtant, ce fut pour nous un désappointement que ces menaces d’orage se soient dissipées en silence. Soit que les Vieux-Hommes aient reculé devant une interview avec le fils de la reine Victoria, soit que Müller fût secrètement intervenu, soit que ce fût une conséquence naturelle de la crainte qu’éprouvait le Roi et des récents souvenirs de la fête, ce matin-là, de bonne heure, le tabou fut imposé de nouveau ; – pas un jour trop tôt, à en juger par le nombre de bateaux qui commençaient à arriver et l’affluence dans la ville, des grands et turbulents vassaux de Karaïti.
L’effet se prolongea pendant quelque temps sur l’esprit des trafiquants ; ce fut avec l’approbation de toutes les personnes présentes que je collaborai à une pétition demandant aux Etats-Unis une loi contre le commerce des liqueurs aux îles Gilbert ; et c’est à cette requête que je joignis, signé de mon propre nom, un bref rapport de ce qui s’était passé ; – peine inutile ! depuis, le tout repose, probablement jamais lu, peut-être jamais ouvert, dans un casier à papiers, à Washington.
Dimanche, 28 juillet. – Ce jour-là, nous eûmes la suite de la débauche. Le Roi et la Reine, en costumes européens, et suivis de gardes en armes, vinrent à l’église pour la première fois, et s’assirent, perchés en l’air, dans une dignité précaire, sous leurs cercles de tonneaux. Avant le sermon. Sa Majesté sortit de sous ce dais, se tint debout, de travers, sur le sol sablonneux, et, en quelques mots, fit le serment de renoncer à la boisson. La Reine suivit avec une allocution plus brève encore. Tous les hommes présents furent cités à leur tour ; chacun éleva sa main droite et l’affaire fut terminée ; – le trône et l’église étaient réconciliés.
CHAPITRE VI
Le festival de cinq jours
Jeudi 25 juillet. – La rue était, ce jour-là, très animée par la présence des hommes de la Petite Makin ; ils étaient d’une taille plus élevée que les Butaritariens et, étant en congé, ils allaient, enguirlandés de feuillages jaunes, somptueux sous des couleurs vives. On les dit plus sauvages, et fiers de cette distinction. En réalité, ils nous rappelaient, tandis qu’ils se pavanaient dans la ville, les Higlanders avec leurs plaids, traversant les rues d’Inverness, conscients de leurs vertus barbares.
Dans l’après-midi, la résidence d’été était remplie de monde ; d’autres, restés dehors, regardaient sous le rebord des toits, dans l’intérieur, comme font les enfants, chez nous, autour d’un cirque. C’était la compagnie de Makin répétant pour le jour du concours. Karaïti était assis au premier rang, près des chanteurs, où nous fûmes invités à prendre place auprès de