de naturels. Mais ce n’est qu’à une heure et demie qu’un soudain tumulte de voix nous appela hors de la maison, et nous trouvâmes toute la colonie blanche déjà réunie sur les lieux, comme par un signal convenu. Le Sans-Souci était envahi par la populace ; elle remplissait l’escalier et la véranda. De toutes ces gorges, un murmure inarticulé s’élevait sans interruption ; on eût dit des bêlements d’agneaux, mais plus irrités. À mi-chemin. Son Altesse Royale (que j’avais vue dernièrement dans le rôle de sommelier), injuriait Tom ; sur la marche supérieure, ballotté par le tohu-bohu, Tom lui répondait par des hurlements. Entre temps, la meute parcourait le bar en vociférant. Puis il y eut une impulsion brutale ; la cohue tourna sur elle-même, revint, fut repoussée ; un flot de têtes remplissait l’escalier ; puis trois hommes apparurent qui en traînaient violemment un quatrième entre eux. Par ses cheveux et ses mains, par sa tête courbée au niveau de ses genoux, par sa figure dissimulée, il fut arraché de sous la véranda et chassé à coups de fouets le long de la route où il disparut en hurlant. Eût-il tourné vers nous son visage, nous l’eussions vu, ensanglanté, et ce sang n’était pas le sien. Le courtisan au turban de cheveux crépus avait payé du bout d’une oreille le prix du désordre.
Ainsi la querelle se vida sans autre perte que celle-ci qui, à des yeux inhumains, pourra sembler comique. Pourtant nous avions devant nous des visages pleins de gravité et, – détail qui vaut des volumes, – Tom remettait les volets du bar. La clientèle pouvait devenir ce que bon lui semblait, M. Williams gagner ce qu’il voulait, mais Tom en avait assez de tenir son comptoir pour aujourd’hui. En réalité, tout avait tenu à un cheveu. Un homme avait cherché à tirer un coup de revolver – à quel propos, je n’ai jamais pu le savoir, et peut-être n’aurait-il pu le dire lui-même ; dans une salle bondée de la sorte, un seul coup n’eût pas manqué de produire son effet ; là oû beaucoup d’hommes étaient armés et tous gris, il en aurait sûrement provoqué d’autres ; et il se peut que la femme qui guetta l’arme, et l’homme qui la subtilisa aient sauvé la communauté des blancs.
La canaille, insensiblement, disparut de la scène ; et pour le reste du jour, notre voisinage demeura paisible et solitaire. Mais cette tranquillité était toute locale ; le din et le perandi continuaient de couler en d’autres quartiers, et nous eûmes encore plus d’un aperçu des violences des îles Gilbert. Nous errions dans l’église, où nous avions été faire des photographies, lorsqu’un cri perçant, venu du dehors, nous fit sursauter. La scène, contemplée du seuil de cette grande halle d’ombre, était inoubliable. Les palmiers, les maisons basses et bizarres, le drapeau de l’île, pendant du haut de sa hampe, brillaient sous un soleil intolérable. Au milieu, deux femmes se disputaient en se roulant sur l’herbe. Les combattantes étaient d’autant plus faciles à distinguer que l’une n’avait qu’un ridi, l’autre un holoku (sarreau) de couleur vive. La première avait le dessus, les dents plantées dans le visage de son adversaire, la secouant comme un chien ; l’autre, battue et écorchée, sans défense. Telles, pendant un instant, nous les vîmes se battre et se rouler comme de la vermine ; puis la foule arriva et se referma sur elles.
La question se posa sérieusement cette nuit-là de savoir si nous dormirions à terre. Mais nous étions des voyageurs, des gens partis au loin en quête d’aventures ; c’eut été une contradiction singulière de reculer à la première alerte ; et au lieu de cela, nous envoyâmes chercher nos revolvers à bord. Se souvenant de Taa-hauku, Mr. Rick, Mr. Osbourne et Mrs. Stevenson se livrèrent à un assaut d’armes sur la grande route, et tirèrent sur des bouteilles à la plus grande admiration des naturels. Le capitaine Reid, de l’Equateur, resta à terre avec nous pour être là en cas de trouble, et nous nous couchâmes à l’heure accoutumée, agréablement excités par les événements de la journée. La nuit était exquise ; le silence enchanteur ; pourtant, tandis que je reposai dans mon hamac, regardant le puissant clair de lune et les quiescentes palmes, une image répugnante me hantait : celle des deux femmes, l’une dévêtue, l’autre habillée, roulées dans cette étreinte hostile. Elles s’étaient probablement fait peu de mal ; cependant, j’aurais considéré avec moins de répulsion un spectacle de massacre ou de mort. Le retour à ces armes primitives, la vision de la bestialité humaine, de sa férocité, remuait en moi une fibre plus profonde que celle avec laquelle nous évaluons le prix d’un combat. Il y a des éléments de notre condition et de notre histoire qu’il est bon d’oublier, et peut-être la vraie sagesse est-elle de n’y point insister. Le crime, la peste, la mort, remplissent le cours de nos jours ; notre esprit est prêt à les accepter. Au contraire, il rejette d’instinct tout ce qui évoque l’image de notre race dans sa plus basse condition, compagne des bêtes, bestiale elle-même, terrée pêle-mêle, hommes et femmes velus, dans les cavernes des anciens âges. Et cependant, pour être juste envers les barbares insulaires, nous ne devons pas oublier les faubourgs et les bouges de nos cités ; je ne puis oublier que j’ai traversé Soho avant d’aller dîner et que ce que j’y ai vu m’a empêché de manger.
CHAPITRE V
L’histoire d’un tabou (suite)
Mardi 16 juillet. – La pluie tomba dans la nuit, soudaine et à grand bruit, comme toujours dans les Gilbert. Le cri du coq me réveilla avant le jour, et j’allai me promener dans l’établissement et le long de la rue. La tempête était calmée, la lune brillait d’un éclat incomparable, l’air était immobile comme dans une pièce close, et pourtant, l’île entière résonnait comme sous une forte ondée, le rebord des toits ruisselait, et les hautes palmes s’égouttaient à des intervalles plus espacés, avec un bruit plus marqué. Dans cette claire lumière nocturne, l’intérieur des maisons était impénétrable et ne présentait que des masses d’obscurité, sauf quand la lune glissait sous les toits, leur faisait une ceinture d’argent et dessinait sur le sol les ombres obliques des colonnes. Aucune lampe, aucun foyer ne brillaient dans toute la ville ; aucune créature ne bougeait ; je me croyais seul à veiller ; mais la police était fidèle à son poste, secrètement vigilante, tenant compte du temps ; et un peu plus tard, le veilleur de nuit frappa sur la cloche de la cathédrale des coups lents et répétés : 4 heures, le signal avertisseur. Et cela semblait étrange que, dans une ville adonnée à l’ivrognerie et aux tumultes, le couvre-feu et le réveil fussent encore sonnés et toujours obéis.
Le jour vint et apporta peu de changement. La place était toujours silencieuse ; le peuple dormait, la ville dormait. Les quelques réveillés eux-mêmes, femmes et enfants, pour la plupart, restaient en paix sous l’ombre épaisse du chaume à travers lequel il fallait regarder pour les voir. Par les rues désertes, le long des maisons dormantes, une députation matinale se rendait au palais ; il fallut réveiller le Roi subitement et il dut entendre (probablement avec un mal de tête) des vérités désagréables. Mrs Rick, possédant assez bien cette langue difficile, était le porte parole ; elle expliqua au monarque malade que j’étais un ami personnel et intime de la reine Victoria ; que dès mon retour je lui ferais un rapport sur Butaritari ; et que, si ma maison était envahie une seconde fois par les naturels, un cuirassé serait envoyé, chargé de représailles. Ce n’était pas précisément le fait exact – mais plutôt une parabole juste et nécessaire du fait, arrangée pour la latitude ; elle impressionna clairement le Roi. Il paraissait très ému ; il avait bien une vague notion (dit-il), que j’étais un homme de quelque importance, mais il ne soupçonnait pas que ce fût si grave ; et la maison du missionnaire fut tabouée à raison d’une amende de cinquante dollars.
Voilà ce qui nous fut raconté au retour de la députation ; rien de plus ; mais j’appris plus tard qu’il s’était passé bien autre chose. La protection accordée fut la bienvenue. Ç’avait été le côté le plus ennuyeux et non le moins alarmant du jour précédent, d’avoir notre maison régulièrement remplie d’indigènes ivres, par vingt ou trente à la fois, mendiant à boire, tripotant nos affaires, difficiles à déloger, insupportables si l’on en venait à la discussion. L’ami de la reine Victoria (qui fut bientôt regardé comme son fils), fut libéré de ces intrusions. Non seulement ma maison, mais mon voisinage fut laissé en paix ; même durant nos promenades à terre, nous étions escortés et annoncés partout ; et comme de grands personnages visitant un hôpital, nous ne voyions plus que le beau côté des choses. Ainsi, pendant une semaine, nous pûmes aller et venir dans un paradis imaginaire, avec l’illusion que le Roi avait tenu sa parole, que le tabou sévissait de nouveau et que l’île, était une fois de plus, ramenée à la sobriété.
Mardi 23 juillet. – Nous dînions sous un simple treillis érigé pour le 4 juillet ; et nous nous attardions là en fumant autour du café. Le soir arrive dans ces climats sans amener de fraîcheur sensible ; le vent tombe avant le coucher du soleil ; le ciel brille encore un peu, puis se fane, puis s’assombrit jusqu’à ce bleu profond des nuits tropicales ; doucement et insensiblement, les ombres s’épaississent, les étoiles se multiplient ;