et dormions la nuit. À l’intérieur se trouvaient des lits, des chaises, une table ronde, une jolie suspension et des portraits de la famille royale de Hawaï. La reine Victoria ne prouvait rien ; non plus que Kalakaua ni Mrs. Bishop, et la vérité est que nous étions les locataires inavoués du presbytère. Le jour de notre arrivée, Maka était absent ; des gardiens infidèles forcèrent ses portes et le cher homme si austère, l’ennemi juré des liqueurs et du tabac, trouva au retour sa véranda semée de bouts de cigarettes, et son salon déshonoré par des bouteilles. Il ne posa qu’une condition : il nous pria de ne pas mettre de liqueurs sur la table ronde dont il se servait pour célébrer les sacrements ; pour tout le reste, il s’inclina devant le fait accompli, refusa toute rétribution, se retira de l’autre côté de la route dans une maison indigène et explora dans son bateau les plus lointaines parties de l’île, en quête de provisions pour nous. Il nous trouva des porcs, – je me demande où ? – car on n’en voyait nulle part ; il nous apporta des volailles et du taro ; quand nous donnâmes notre fête pour le Roi et la gentry, c’est lui qui pourvut à tout, qui dirigea la cuisine, qui, à table, récita les grâces, et quand on porta à la salué du Roi, renforça les acclamations d’un hip-hip-hip bien anglais. Jamais inspiration ne fut plus heureuse ; le cœur du gros Roi, à ce cri, exulta dans sa poitrine.
En tout et pour tout, je n’ai jamais vu de créature aussi prévenante que ce curé de Butaritari : sa gaieté, son amabilité, ses sentiments nobles et cordiaux se révélaient dans chacune de ses paroles et chacun de ses gestes. Il aimait à amplifier, à jouer et à exagérer un rôle momentané, à exercer ses poumons et ses muscles et à parler et rire avec tout son corps. Il avait l’allégresse matinale des oiseaux et des enfants bien portants ; et sa bonne humeur était contagieuse. Nous étions proches voisins et nous nous rencontrions constamment ; cependant nos salutations se prolongeaient indéfiniment : c’étaient des poignées de mains, des tapes sur l’épaule, des entrechats de clowns, des rires à nous rompre les côtes à propos de plaisanteries qui auraient à peine éveillé un sourire dans une classe enfantine ! Qu’il fût 5 heures du matin, que les « toddy-cutters » eussent à peine passé par là, que la route fût déserte et l’ombre de l’île répandue sur le lagon : cette ébullition me mettait en joie pour le reste de la journée.
Cependant j’ai toujours soupçonné Maka d’une secrète mélancolie ; ces extrêmes de joie ne pouvaient se maintenir toujours. Il était d’ailleurs long, maigre, ridé, osseux et un peu grisonnant et sa contenance du dimanche était sombre. Un jour, nous allâmes en procession à l’église ou (comme je l’appelle toujours) à la cathédrale. Maka (faisant tache sur le brûlant paysage), en grand chapeau, redingote noire, pantalons noirs ; le livre d’hymnes et la Bible sous le bras, avec une figure grave et austère ; – à côté de lui, Mary, son épouse, vieille dame calme, avisée, agréable, habillée de couleurs sérieuses ; – moi-même, suivant avec des pensées singulières et diverses. Bien des années auparavant, au son des cloches, des ruisseaux et des chants d’oiseaux, à travers une verte vallée de Lothiart, j’avais accompagné de dimanche en dimanche un ministre dans la maison duquel j’habitais ; et la similitude et la différence, et le nombre des années et des morts m’émouvait profondément. Dans la grande cathédrale crépusculaire en bois de palmier, l’assemblée s’élevait rarement à trente personnes ; les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, moi, placé (par un privilège) parmi les femmes, et le petit contingent de missionnaires groupé autour de la plate-forme, nous étions perdus sous cette haute voûte. Les leçons étaient lues à l’antiphonaire, le troupeau était catéchisé, un jeune garçon aveugle répétait chaque semaine une longue suite de psaumes, ou chantait des hymnes – et ces chants sont ce que j’ai jamais entendu de pire ! – et le sermon suivait. Dire que je ne comprenais rien serait inexact ; j’avais appris à attendre avec certitude le retour de certains points ; le nom d’Honolulu, celui de Kalakaua, le mot « Cap’n-man-o’wa [26] », le mot bateau, et la description d’une tempête en mer revenaient infailliblement ; et j’étais rarement récompensé par le nom de ma propre souveraine. Le reste n’était que-bruit pour les oreilles et silence pour l’esprit : une pure expansion d’ennui, rendue plus intolérable encore par la chaleur, une chaise dure, et la vue, à travers les larges portes, des heureux païens sur la prairie. Le sommeil alourdissait mes membres et mes paupières ; il bourdonnait dans mes oreilles ; il régnait dans la cathédrale obscure. L’assemblée s’agitait, s’étirait ; ils gémissaient, soupiraient ; ils bâillaient en chantant sur une note comme vous pouvez le voir faire parfois à un chien lorsqu’il a atteint le degré d’amertume le plus tragique de l’ennui. En vain le prédicateur frappait-du poing sur la table ; en vain il en venait aux individualités et interpellait par leur nom quelques-uns des auditeurs. Je représentais moi-même peut-être un excitant plus efficace ; et il y avait tout au moins un vieux gentleman, que mes luttes victorieuses contre le sommeil – car j’espère qu’elles le furent – servirent à distraire de la longueur du temps. Celui-là, quand il n’était pas occupé à attraper des mouches ou à faire des farces à ses voisins, surveillait d’un œil fixe et truculent les phases de mon agonie ; et une fois, comme le service touchait à sa fin, il me fit à travers l’église un signe d’intelligence.
Je parle du service en souriant ; pourtant j’y assistais toujours – toujours avec respect pour Maka, toujours avec admiration pour son profond sérieux, son énergie brûlante, le feu de ses yeux levés, les accents sincères et variés de sa voix. C’était une leçon de constance et de force d’âme de le voir ainsi, chaque semaine, fouetter un cheval mort et souffler sur un feu éteint. La question se pose de savoir si, la mission étant complètement soutenue, et lui-même libéré du soin des affaires, les résultats ne seraient pas meilleurs ? Pour mon compte je ne le crois pas ; je crois que c’est la négligence, non la rigueur, qui a détruit le troupeau, cette rigueur qui, une fois déjà, a provoqué une révolution, et qui aujourd’hui, chez un homme si enjoué, si aimable, surprend ceux qui l’observent. Ni chansons, ni danses, ni tabac, ni liqueurs, aucun adoucissement à la vie – rien que le travail et les offices ; voici ce que dit une des voix de son visage ; et le visage est celui d’un Esaü polynésien, mais la voix est celle du Jacob d’un monde étranger. Et le meilleur des Polynésiens fait un singulier missionnaire dans les Gilbert, venant de la moins chaste des contrées à la Plus stricte ; d’une race gouvernée par les sorciers vers une autre indifférente aux terreurs des ténèbres. Cette Pensée s’imposa à moi une fois que j’étais à terre par un clair de lune, et remarquai la ville sans lumières, et seule, la lampe du missionnaire veillant fidèlement auprès de sa couche. Il n’est besoin ni de lois, ni de feu, ni d’une police sur pied pour empêcher Maka et ses compatriotes de se promener, sans lumière, dans la nuit.
CHAPITRE IV
L’histoire d’un tabou
Le matin de notre arrivée (dimanche 14 juillet 1889), nos photographes se mirent en mouvement de bonne heure. Une fois de plus nous traversions une ville silencieuse ; nombre de ses habitants étaient encore couchés et endormis ; quelques-uns somnolaient, assis dans leurs maisons ouvertes ; on ne percevait aucun bruit, aucun mouvement d’affaires. À cette heure qui précède les ombres, le quartier du palais et du canal semblait quelque débarcadère des Mille et une nuits ou des poètes classiques ; le but rêvé de quelque vaisseau « fantôme » ; là, un prince en quête d’aventures pouvait aborder parmi de nouveaux caractères et de nouveaux incidents ; et la prison de l’île, là où elle s’avançait sur la face lumineuse du lagon, pouvait passer pour le reposoir du Saint-Graal. Dans un tel décor, à une telle heure, l’impression reçue n’était pas tant celle d’une terre étrangère – mais plutôt d’âges très lointains ; il ne semblait pas que nous ayons traversé de si nombreux degrés de latitude, mais bien Plutôt des siècles, laissant derrière nous, par les mêmes pas, notre patrie et notre temps. Quelques enfants nous suivaient, nus pour la plupart, tous silencieux ; dans les eaux claires et herbeuses du canal, de silencieuses jeunes filles pataugeaient, découvrant leurs jambes brunes ; et nous fûmes attirés vers un des maniap’s, devant la grille du palais, par un bourdonnement étouffé mais continu de paroles.
Le hangar ovale était plein d’hommes assis sur leurs talons. Le Roi était là, dans un pyjama rayé, protégé par-derrière par quelques gardes et leurs Winchesters, portant dans son air et son attitude un caractère inusité d’intelligence et de décision ; les timbales et les bouteilles noires circulaient à la ronde ; et la conversation élevée d’un bout à l’autre, était générale et animée. Au début, je considérai cette scène avec méfiance. Mais l’heure me paraissait peu propice à une orgie ; de plus, la boisson était généralement défendue par les lois du pays et les canons de l’église ; et tandis que j’hésitais encore, l’attitude sévère du Roi dissipa mes derniers doutes.
Nous