longtemps ; il avait peur des « esprits dans les buissons ». Il semble que ceux-ci soient les âmes des morts sans sépulture, qui errent là où ils tombèrent, ayant revêtu les formes de porcs, d’oiseaux ou d’insectes ; le fourré en est plein ; ils semblent ne rien manger, massacrent les passants solitaires, probablement par un dépit haineux, et de temps en temps, reprenant la forme humaine, descendent dans les villages, s’associent à la vie des habitants qui ne les reconnaissent pas. C’est ce que j’appris un jour ou deux après, tandis que je me promenais dans la brousse avec un jeune naturel, très intelligent. C’était un peu avant midi ; un jour gris et pluvieux ; et peut-être avais-je parlé un peu légèrement. Un nuage noir creva sur un côté de la montagne ; les arbres tremblèrent et gémirent ; les feuilles mortes s’envolèrent du sol en nuages, comme des papillons ; et mon compagnon, subitement, s’arrêta court. Il craignait, me dit-il, que les arbres ne se rompent ; mais dès que j’eus changé de sujet de conversation, il reprit sa course avec célérité. Un jour ou deux auparavant, un messager gravit la montagne, apportant une lettre d’Apia ; j’étais parti dans la brousse ; il dut attendre mon retour, puis ma réponse ; et avant que j’eusse fini, sa voix était devenue blanche de terreur à la pensée de la nuit venue et de la longue route à faire dans la forêt ; voilà pour la masse. Passons aux chefs. Un grand mouvement de signes et de présages s’était fait dans notre groupe. Une rivière avait roulé du sang ; des anguilles rouges avaient été pêchées ; dans une autre, un poisson inconnu avait été rejeté sur le rivage, un mot de mauvais augure lu sur ses écailles. Jusque-là, nous aurions pu en lire autant dans quelque chronique monacale ; mais voici une note neuve à la fois moderne et polynésienne. Les dieux d’Upolu et de Savoii, nos deux îles principales, rivalisèrent récemment au cricket. Depuis lors, ils sont en guerre. Des bruits de bataille résonnent le long de la côte. Une femme, vit un homme arriver du large en nageant, et disparaître dans la brousse ; il n’était pas du voisinage ; et on dit que c’était un des dieux se hâtant vers un conseil. Plus perspicace que tous, un missionnaire de Savoii, qui est aussi médecin, entendit frapper chez lui à une heure avancée de la nuit ; ce n’était pas l’heure du dispensaire, mais il finit par réveiller son serviteur et l’envoya aux informations ; le serviteur, regardant par la fenêtre, aperçut une foule de gens, tous gravement blessés, avec des membres difformes, des têtes coupées, et des plaies par balles saignantes ; mais quand il ouvrit la porte, tous avaient disparu. C’étaient les dieux venus du champ de bataille. Ces récits ont certainement une signification ; il n’est pas rare d’en retrouver la source chez des agitateurs politiques, ou de lire en eux la menace de troubles imminents ; de ce côté humain, je les considère moi-même comme de fâcheux augures. Mais c’était le côté spirituel de leur, signification que mes maitres discutaient en des conciles secrets. Je ferai-mieux comprendre cette tournure d’esprit complexe des Polynésiens par deux exemples appropriés. Je séjournai une fois dans un village que je préfère ne pas nommer. Le chef et sa sœur étaient des personnes parfaitement intelligentes, de bonnes manières, causant bien. La sœur était très religieuse, très assidue aux offices, et me blâmait quand je n’y allais pas ; je découvris plus tard qu’elle adorait un requin. Le chef était quelque peu libre-penseur, ou tout au moins d’une grande tolérance : c’était d’ailleurs un homme versé dans toutes les connaissances et tous les talents européens ; de nature impassible et ironique ; et tout aussi bien aurais-je pu soupçonner Mr. Herbert Spencer de superstition que de l’en croire capable. Mais voici la suite. J’avais remarqué, à des signes certains, qu’ils n’enterraient pas les morts assez profondément dans le cimetière du village, et je pris mon ami à partie en tant qu’autorité responsable. « Il y a quelque chose de défectueux dans votre cimetière – lui dis-je – il faut que vous y mettiez bon ordre, sans quoi cela pourra avoir de fâcheuses conséquences. » « Quelque chose de défectueux ? qu’est-ce que c’est ? » me demanda-t-il, avec une émotion qui me surprit. « Si vous voulez bien aller vous promener par là, un soir, vers 9 heures, vous pourrez le constater par vous-même », lui dis-je. Il fit un pas en arrière en s’écriant : « Un esprit ! »
En résumé, sur toute l’étendue des mers du Sud, aucun n’a le droit de blâmer son voisin. Blancs et métis, dévots et débauché, intelligents et bornés, tous croient aux esprits, tous combinent avec leur récent christianisme la peur des vieilles divinités insulaires et une croyance en elles persistante. Tels, en Europe, les dieux de l’Olympe ont fini, peu à peu, en croquemitaines de village ; tel aujourd’hui le Highlander dogmatique se dissimule aux yeux du Pasteur de la « Free Church [22] » pour porter une offrande à une source sacrée.
Je m’efforce de traiter ici tous les côtés de la question à cause d’une qualité particulière aux superstitions marquisanes. Il est vrai qu’elle me fut démontrée par un homme qui avait le génie de cette sorte de récits. Serrés autour de la lampe du soir, au son des vagues entourant l’île, nous étions suspendus frissonnants à ses lèvres. Que le lecteur, en des lieux si lointains et si différents, prête l’oreille pour en saisir le faible écho.
Cette gerbe de sombres récits jaillit à propos des funérailles, et de l’égoïste conjuration de la femme. Je n’étais pas satisfait de ce que j’avais appris, je les pressai de questions et je rencontrai finalement ce filon de métal. C’est à partir du coucher du soleil jusque vers 4 heures du matin que les parents campent sur la tombe ; et ce sont précisément les heures où l’esprit vagabonde. À toute heure de la nuit – un peu plus tôt, un peu plus tard – un bruit s’élève de dessous terre, c’est celui de sa libération ; à 4 heures précises, un autre bruit plus fort, marque l’instant où il rentre dans sa prison ; entre-temps il accomplit ses rondes malfaisantes. « Avez-vous jamais vu un esprit malfaisant ? » demanda-t-on, une fois, à un Paumotuan. – « Une fois. » – « Sous quelle forme ? » – « Sous la forme d’une grue ! » – « Et comment savez-vous que cette grue était un esprit ? » lui demanda-t-on. « Je vais vous le dire », répondit-il, et tel fut à peu près le sens peu concluant de son discours : Son père était mort environ quinze jours auparavant ; les autres s’étaient lassés de veiller ; et au coucher du soleil, il se trouva tout seul près de la tombe. II ne faisait pas encore nuit ; c’était l’heure crépusculaire, quand il aperçut une grue blanche comme neige perchée sur la tombe de corail ; puis d’autres grues surgirent, les unes blanches, les autres noires, puis elles disparurent, et à leur place, il vit un chat, entouré de toute une compagnie silencieuse de chats de toutes les couleurs imaginables ; puis ceux-ci disparurent à leur tour, et il demeura stupéfait.
Ceci était une apparition anodine. Prenez au contraire l’expérience que fit Rua-a-mariterangi, dans l’ile de Katiu. Il avait besoin d’un peu de pendanus, et se rendit sur la côte de l’île où il croissait abondamment. La journée était calme, et Rua fut surpris d’entendre un craquement dans le fourré, puis la chute d’un arbre considérable. Il devait y avoir là quelqu’un qui construisait un canot et, il pénétra à l’orée de la forêt pour trouver ce voisin de hasard et passer la journée avec lui. Les craquements se firent plus proches ; puis il eut conscience de quelque chose se glissant rapidement au sommet des arbres, et qui subitement dégringola par les talons comme un singe ; les mains demeurant libres, prêtes pour le meurtre ; la chose était accrochée, en sûreté, aux plus minces rameaux ; la rapidité de sa venue avait été incroyable ; et bientôt, Rua reconnut en elle un cadavre, d’un âge incommensurable, les entrailles pendantes. La prière était l’arme des chrétiens dans la vallée des ombres, et c’est à la prière que Rua-a-mariterangi attribue son salut. Aucune intervention humaine n’eut prévalu.
Ce démon sortait évidemment de la tombe ; vous remarquerez pourtant que cela se passait au jour. Et quoique cela ne semble pas s’accorder avec les heures de veillée nocturne et les nombreuses allusions à l’étoile du matin, ce n’est pas là une exception unique. Je n’ai retrouvé personne ayant vu cet esprit aux habitudes diurnes et sylvestres ; mais d’autres ont entendu la chute de l’arbre, qui semble être le signal de sa venue. Mr. Donat péchait un jour des perles, dans l’île déserte de Haraiki. C’était un de ces jours sans un souffle de vent, comme il en alterne dans l’archipel avec des jours de vent déchaîné. Les plongeurs étaient à leur besogne au milieu du lagon. Le cook, un jeune garçon de dix ans, surveillait ses marmites, dans le camp. Ainsi, ils étaient tous occupés, à l’exception d’un seul naturel qui accompagnait Donat dans les bois, en quête d’œufs d’oiseaux de mer. En un instant, dans le grand silence, résonna le bruit de la chute d’un grand arbre. Donat voulut aller voir ce qui arrivait. « Non, cria son