chaque élévation de la côte abrupte, sur toute l’étendue du récif, jusqu’où le flot se brise, dans chaque crevasse, sous chaque fragment de corail, une incroyable abondance de vie marine déploie un jeu de teintes d’une variété et d’un éclat admirables. Pas une couleur du récif lui-même qui ne se reflète sur quelque coquillage. Purpurins, rouges ou blancs, verts ou jaunes, bigarrés, striés et estompés, les vivants coquillages portent dans leurs combinaisons multiples la livrée du récif inerte, – si vraiment il est inerte, – en sorte que le regard est continuellement confondu et le collectionneur continuellement déçu. Il m’est arrivé aussi souvent de prendre des coquillages pour des pierres que des pierres pour des coquillages. Un des principaux caractères du corail est d’être tacheté de petits points rouges et il est extraordinaire de voir combien de variétés de coquillages ont adopté cette mode et revêtu le déguisement de ces petits pois cramoisis. J’ai retrouvé là un coquillage qui abondait dans les Marquises ; il était tout pareil, mais avec les pois rouges en plus. Un joyeux petit crabe portait les mêmes marques. L’habitation du crabe-ermite ou crabe-soldat était plus concluante, étant le résultat d’un choix conscient. Ce méchant petit naufragé, boueur, colon, a appris la valeur d’une maison tachetée ; aussi, fût-ce un tesson de bouteille, il le choisira de la couleur voulue, se recroqueville dans n’importe quel coin de débris et se promène de par le monde à moitié nu ; mais je ne l’ai jamais rencontré dans cette imparfaite armure qu’elle ne fût tachetée de rouge.
La plage du lagon se trouve à quelques deux cents mètres de là. Collectionnez les coquillages de chacune d’elles, mettez-les à côté les uns des autres ; ils semblent provenir de deux hémisphères différents : les uns si brillants, les autres si pâles, les uns d’un blanc absolu, les autres nuancés à l’infini, et envahis comme d’une maladie par les petits points d’écarlate. Ceci est d’autant plus étrange que le crabe-ermite arpente l’île de part en part, et j’en ai rencontré autour de la source de la Résidence, qui est un point assez central, faisant le voyage dans les deux sens. Sans doute beaucoup de coquillages du lagon sont morts. Mais pourquoi sont-ils morts ? Peut-être les coquillages vivants ont-ils un lieu d’existence situé à une autre profondeur. Mais pourquoi ceux-ci sont-ils si différents ? Nous ne sommes que sur le seuil des mystères.
Chaque rive, je l’ai dit, fourmille de vie. Du côté de la mer et de certains atolls, cette surabondance de vitalité est même offensante ; le sol sous les pieds est miné par elle. J’ai brisé un morceau – principalement à Funafuti et à Arorai [17] – d’énormes fragments de rochers, battus par les vents, qui résonnaient sous mes coups comme du fer, et l’entaille était remplie de vers longs comme une main, gros comme un doigt d’enfant, d’un blanc à peine rosé et serrés les uns contre les autres à raison de trois ou quatre par centimètre carré. Même dans le lagon, où certains crustacés semblent dépérir, d’autres prospèrent à l’excès et font la richesse de ces îles. Le poisson abonde également ; le lagon est un vivier à poisson parfaitement clos, propre à réjouir l’imagination d’un abbé ; des requins y essaiment, principalement autour des passes, où ils trouvent à festoyer et l’homme, pourriez-vous croire, n’a qu’à préparer sa ligne. Hélas ! il n’en est rien. De tous ces poissons multicolores dont les hordes entouraient le Casco à son arrivée, les uns ont des arêtes empoisonnées, les autres sont entièrement vénéneux. L’étranger doit s’abstenir, ou bien courir le chance d’une grave et douloureuse maladie. Le naturel est un bon guide, à ce sujet, dans son île ; transplantez-le dans l’île voisine, et il n’en sait pas plus long que vous-même. Car c’est également une question de temps et d’emplacement. Un poisson pris dans un lagon peut être mortel ; le même poisson pris le même jour en mer, et seulement à quelques centaines de mètres de la passe, sera parfaitement comestible. Dans une île voisine, le cas sera peut-être inverse ; et, peut-être quarante-huit heures après, pourrez-vous les manger indifféremment dans un endroit et dans l’autre. À en croire les indigènes, ces troublantes vicissitudes sont réglées par le mouvement des corps célestes. La magnifique planète de Vénus joue un grand rôle dans toutes les légendes et les coutumes des îles ; et entre autres fonctions, dont quelques-unes sont bien pires, elle règle la saison du bon poisson. Vénus étant dans une certaine phase, – ce fut la nôtre – certains poissons du lagon étaient vénéneux ; Vénus dans une autre phase, le même poisson devenait inoffensif, et un aliment de prix. Les blancs expliquent ces changements par la présence du corail.
Et c’est une dernière touche d’horreur ajoutée à l’image de cette étroite passe, de cet anneau précaire posé sur la mer, que sa substance même ne soit pas de roche honnête, mais organique, moitié vivante, moitié en putréfaction ; la mer limpide elle-même et les brillants poissons, autour d’elle, sont empoisonnés, le bloc le plus rigide, rongé intérieurement par les vers, et la plus légère poussière vénéneuse comme une drogue pharmaceutique.
CHAPITRE III
Une maison à louer dans une île basse
L’île n’était jamais populeuse, mais il fallut pourtant une série d’accidents pour la rendre déserte, au point que pas une trace de vie humaine n’en diversifiait les heures ; nous errâmes dans le coquet jardin public de la ville, parmi des maisons closes où pas même un écriteau aux fenêtres n’évoquait le propriétaire, retiré sans doute en d’autres quartiers ; et, lorsque nous visitâmes le bungalow du Gouvernement, Mr. Donat, suppléant au Vice-Résident, nous reçut seul et nous traita avec un punch aux noix de coco, dans la salle des sessions au Tribunal de ce vaste archipel, nos verres dressés au milieu des assignations et des papiers de recensement.
L’impopularité d’un ancien Vice-Résident avait déterminé l’exode de la population, ses employés indigènes renonçant successivement à leurs maigres appointements, et se retirant, l’un après l’autre, dans les districts les plus reculés de l’île. Là-dessus, le Gouverneur de Papeete promulgua un décret : chaque territoire des Paumotu devait être délimité et enregistré à une date donnée. Or, la population de l’archipel est à moitié nomade ; il est rare qu’un homme appartienne à un atoll déterminé ; il appartient à plusieurs et peut avoir des attaches et des parents dans une dizaine d’entre eux, et les habitants de Rotoava en particulier, hommes, femmes et enfants, depuis le gendarme jusqu’au prophète mormon et au maître d’école, possèdent – j’allais dire un terrain – tout au moins quelques blocs de corail et quelques cocotiers dans une île adjacente. Et précisément, tous ceux-ci – depuis le gendarme jusqu’au baby à la mamelle, le pasteur suivi de son troupeau, le maître d’école escorté de ses élèves, et les élèves armés de leurs livres et de leurs ardoises – avaient pris le bateau quelques deux jours avant notre arrivée et étaient tous occupés à se disputer sur les limites de leurs propriétés. On s’imagine les éclats perçants de leurs disputes mêlés au bruit du flot, et aux cris des oiseaux de mer dispersés. Le parfait ensemble de leur fuite était admirable, pareil à celui des oiseaux migrateurs ; ils n’avaient rien laissé derrière eux que des maisons vides, comme les vieux nids que repeuplent les printemps prochains ; et même leur vieux magister, inoffensif et nécessaire, entraîné à leur suite, avait suivi leur migration. Il en partit ainsi cinquante, et sept seulement demeurèrent. Néanmoins, quand j’organisai une fête à bord du Casco, le nombre de mes hôtes s’éleva, non pas à sept, mais bien à sept fois sept : d’où ils surgirent, comment ils se trouvèrent convoqués, et par où ils disparurent, une fois le festin consommé, je ne m’en doute pas. D’accord avec les légendes des îles-basses, et ces terribles apparitions qui font éviter aux habitants les côtes de l’atoll du côté de l’océan, qui sait si une quarantaine de ceux qui festoyèrent avec nous n’étaient pas revenus, pour la circonstance, du royaume des morts ?
Cette solitude nous donna l’idée de louer une maison, et de devenir pour un temps des habitants de l’île – habitude que j’ai toujours encouragée depuis. Mr. Donat nous plaça, dans ce but, sous l’escorte d’un certain Taniera Mahinui, réunissant le double caractère du catéchiste et du forçat. Le lecteur peut sourire, mais je l’affirme, il incarnait les qualités de ces deux rôles. Et celui de forçat tout le premier, par cette félonie indélébile qu’on retrouve dans tous les pays du monde chez les criminels enchaînés et emprisonnés. Taniera était un homme bien né – et, comme il le disait volontiers, l’ancien chef d’un district de 800 âmes à Anaa. À un moment de calamités, les autorités de Papeete chargèrent les chefs de percevoir les impôts. On ne sait s’il en fut beaucoup récolté, mais certainement rien ne fut remis à destination ; et Taniera, mis en vedette par une visite à Papeete et la grande vie qu’il avait menée dans les restaurants, fut choisi comme bouc émissaire. Il faut bien comprendre que la faute incombait, en premier lieu, non à Taniera, mais aux autorités de Papeete. La charge imposée était disproportionnée ; à ma connaissance, aucun Polynésien n’était capable de porter pareil fardeau. Même de braves et honnêtes Hawaïens – un, entre autres, connu et admiré par les blancs eux-mêmes comme un magistrat inflexible – ont trébuché dans l’étroit sentier de la probité administrative. Et Taniera, quand vint l’heure de l’arrestation, dédaigna de dénoncer ses complices. D’autres avaient partagé le