terrien judicieux et ne dis rien jusqu’au dernier moment : et alors mes matelots l’aperçurent à leur tour.
« Terre en avant ! » dit le timonier, « Par Dieu ! c’est Kauehi ! » cria la vigie. C’était elle en effet. De cet instant, les cartographes me firent grande pitié. Nous faisions à peine trois milles et demie à l’heure, et ils voulaient me persuader que (en cinq minutes) nous avions contourné une île, fait huit milles en pleine mer, et filé à toute vitesse vers l’île prochaine. Mais mon capitaine, pour son compte, était surtout attristé de se trouver dans un tel labyrinthe ; il mit le Casco à l’ancre, s’assit à l’arrière et demeura là, veillant, jusqu’au lendemain matin. Il en avait assez de passer la nuit dans les Pomotu.
Le 9, comme le jour se levait, nous commençâmes à contourner Kauehi et eûmes ainsi l’occasion de considérer de près la géographie des atolls. Çà et là, sa côte extrême surgissait, étant la plus élevée ; çà et là, sa côte la plus proche disparaissait entièrement sous l’eau, laissant à la mer un large passage jusqu’au lagon ; çà et là, les deux côtes s’abaissaient également, et nous pouvions plonger, à travers cet anneau brisé, droit jusqu’au fond de l’horizon sud. Représentez-vous la hutte submergée d’un chasseur de canards, couverte d’ajoncs verts pour dissimuler sa tête – de l’eau au milieu – de l’eau tout autour – vous avez l’image du parfait atoll. Concevez-en une à qui une partie de sa verte frange a été arrachée : vous avez l’atoll de Kaueki. Et si vous voulez vous représenter ses bords, imaginez quelque antique voie romaine, traversant un marais humide, ici disparaissant, là réapparaissant, couronnée de touffes de verdure ; seulement au lieu des eaux stagnantes du marais, le vivant océan tantôt se ruait contre la frêle barrière et tantôt l’ensevelissait., Ainsi le jour confirma, sans les corriger, les impressions de la nuit. Nous naviguions en réalité entre deux digues, œuvres de la nature, mais dont la grandeur ne dépassait pas celle de bien des œuvres humaines.
L’île était inhabitée ; c’était une masse de broussailles vertes et de sable blanc posée sur les eaux d’un immarcescible azur ; les cocotiers eux-mêmes étaient rares ; pourtant quelques-uns complétaient cette brillante symphonie de couleurs en déployant un grand éventail d’or jaune. Longtemps nous ne perçûmes aucun signe de vie parmi cette végétation, ni d’autre bruit que le grondement continu de la houle. En grand silence nous passions le long de ces côtes charmantes qui s’évanouissaient et reparaissaient sur les eaux avec leurs bouquets de verdure. Puis un oiseau ou deux apparurent, voltigeant et criant ; très vite, ils devinrent plus nombreux, et, tout à coup, levant les yeux, nous perçûmes une immense effervescence de vie ailée. À cet endroit, l’île annulaire était presque complètement submergée, ne laissant surnager çà et là qu’un minuscule îlot boisé. Au-dessus de l’un d’eux, les oiseaux volaient et planaient avec une incroyable densité, comme un essaim de guêpes ou de moucherons ; leur masse étincelait ; blanche et noire, palpitait, frissonnait, et leurs cris aigus dominaient la voix du ressac dans un tournoiement bruyant et bruissant. Ainsi, lorsque vous descendez quelque vallée, un bruit tout semblable annonce le voisinage d’un moulin et d’un ruisseau bondissant. Comme je l’ai dit, quelques traînards étaient venus à notre rencontre ; quelques-uns encore voletaient autour du navire comme nous nous éloignions. Les cris moururent, les dernières ailes disparurent, et une fois encore, les rives basses de Kauehi passèrent, comme un tableau, en grand silence, sous nos yeux. Je pensais alors que les oiseaux vivaient, tels des fourmis ou des citoyens, concentrés là où nous les avions vus. J’ai appris depuis (est-ce exact ?) que l’île entière, ou presque, est peuplée de la sorte, et que cette effervescence sur un seul point provenait, sans doute, de la présence d’un équipage cherchant des œufs dans un des atolls voisins et habités. De sorte qu’ici à Kauehi, comme la veille à Taiaro, le Casco navigua sous les feux d’invisibles yeux.
Et certainement, une armée pourrait être cachée sur ces rubans de terre sans qu’au passage aucun matelot pût deviner sa présence.
CHAPITRE II
Fakarava : un atoll tout proche
Un peu avant midi nous longions la côte de Fakarava, notre lieu de destination : l’air était léger, la mer sans rides ; cependant un murmure ininterrompu, venu de terre, nous accompagnait, comme le bruit d’un train dans le lointain. L’île est d’une grande étendue ; son lagon s’étend sur trente milles de longueur et dix à douze de large, et le sentier de corail décoré du nom de terre a environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix milles de longueur, sur deux cents mètres de largeur. La partie que nous longions présentait un certain relief ; les sous-bois étaient extrêmement verts, le sommet des bois de cocotiers éloigné d’un bout à l’autre ce qui – mais je n’y pensais pas – signalait une intervention humaine. Une fois de plus, et cette fois encore, inconsciemment, nous nous trouvions à une portée de voix de nos semblables, et cette baie déserte était à une portée de pistolet de la principale ville de l’archipel. Mais, la vie d’un atoll est tout entière concentrée sur les bords du lagon ; là sont situés les villages et les canots amarrés ; tandis que les bords de l’océan demeurent maudits et désertés, bons seulement pour servir de théâtre à des scènes de sorcellerie ou à des naufrages et considérés par les naturels comme le terrain propre aux exploits des spectres meurtriers.
Peu à peu, une brèche se montra dans la basse muraille ; les bois cessèrent ; une pointe chatoyante s’avança dans la mer, dessinant l’entrée de son banc d’émeraude. Comme nous approchions, nous rencontrâmes un petit filet de mer – la mer particulière du lagon ayant ici son origine et sa fin, – qui là, à l’entrée de la passe, se risquait parmi les majestueux tumultes du Pacifique. Le Casco accusa à peine un choc ; mais à certaines époques et dans certaines circonstances, l’entrée de ces bassins intérieurs vomit des trombes d’eau qui rejettent au loin les navires, les démantèlent, et les engloutissent. Aussi bien, concevez un lagon parfaitement fermé, sauf en un point, et celui-ci, d’une largeur tout juste navigable ; concevez la marée et le vent amoncelant pendant des heures, dans ce repli de corail, une trop grande quantité d’eau et la marée changeant, et le vent tombant : – la vanne subitement ouverte de quelque immense réservoir vous donnera une image de ce débordement impossible à endiguer.
Nous avions à peine mis le cap sur la passe, que toutes les têtes subitement se penchaient sur le bastingage. Car les eaux qui nous portaient venaient de se transformer tout à coup en des masses de couleur bleues et grises, surprenantes, et à travers leur transparence, on voyait le corail éployer ses raméaux fleuris, tandis que les poissons de la mer intérieure allaient et venaient, visibles au-dessous de nous, tachetés et rayés, et armés de becs de perroquets.
J’ai, eu l’occasion de voir dans ma vie bien des curiosités ; je n’en ai jamais vu d’aussi étonnante, que ce premier spectacle pris du parapet du navire dans le lagon de Fakarava. Mais que le lecteur ne se laisse pas aller à trop d’espérance. J’ai pénétré depuis dans une douzaine d’atolls, en différentes parties du Pacifique, et cette expérience ne s’est jamais renouvelée. Ces teintes exquises, cette transparence d’un jour submarin, ces bancs de poissons arc-en-ciellés ne m’ont pas ravi de nouveau.
Nous n’avions pu encore détourner nos yeux de ce spectacle enchanteur, déjà la goélette glissait entre les môles du récif, et s’engageait dans la mer qu’il enclot. Les rives qui l’enserrent sont si peu élevées et le lagon lui-même est si vaste qu’il semble s’étendre sans interruption jusqu’à l’horizon. Çà et là, il est vrai, un Ilot surgissait sur le récif, comme une chevalière sur un doigt, surmonté de quelques palmiers en pinceaux ; çà et là, la verte muraille de bois courait, solide, sur une longueur de quelques milles ; et du côté du port, sous le plus haut bouquet d’arbres, quelques maisons étincelaient de blancheur – c’était Rotoava, la colonie métropole des Paumotu. Là, nous arrivâmes en trois bordées et jetâmes l’ancre tout près du bord ; c’était la première fois que nous nous trouvions dans des eaux calmes, depuis San Francisco ; elles avaient cinq toises de profondeur, au travers desquelles on aurait pu, pendant des jours et des nuits, contempler la fuite des amarres, les fragments de coraux et les poissons multicolores.
Des considérations purement maritimes ont fait choisir Fakarava comme siège du Gouvernement. Sa situation est excentrique ; ses productions pauvres, même pour une île basse ; sa population, peu nombreuse, et pour des bas-insulaires, peu industrieuse. Mais le lagon a deux bonnes passes, l’une sous le vent, l’autre contre lui, de sorte que, par n’importe quel temps, on peut y entrer et en sortir, ce qui est un avantage primordial pour le gouvernement d’iles aussi disséminées. Un môle de corail, un débarcadère à gradins, les feux du port élevés sur un pilier, et les deux spacieux bungalows du Gouvernement, entourés d’une jolie palissade, donnaient au côté nord de Rotoava un air de grande importance. Celui-ci est confirmé, d’une part, par une prison déserte, de l’autre, par une gendarmerie couverte d’affiches en tahitien, d’avis judiciaires venant de Papeete et d’avis républicains venant de Paris, signés (un peu tardivement) « Jules Grévy, Perihidente ». Tout à l’extrémité, une chapelle catholique et son clocher terminent la ville. Et entre deux, sur un doux tapis de