jaloux et qui – nous le verrons – avait des raisons de l’être et les acteurs de la fête étaient les satellites de son rival immédiat, Moipu.
Car l’adoption avait provoqué une grande excitation dans le village, et rendu les étrangers populaires. Paaaeua, dans sa situation difficile de chef officiel, tirait de cette alliance force et dignité, et seuls, Moipu et ses partisans étaient mécontents. Pour quelque raison inconnue, personne (excepté moi) ne semblait avoir de l’antipathie pour Moipu. Le capitaine Hart qui avait été volé et menacé par lui ; le Père Oreus, sur qui il avait tiré et qu’il avait plusieurs fois chassé dans les bois ; ma propre famille et jusqu’aux fonctionnaires français – tous semblaient dominés par une affection irrésistible pour le bonhomme. Sa déchéance avait été adoucie ; son fils devait, à la mort de Paaaeua, lui succéder comme chef ; et à l’époque de notre visite, il vivait dans une bonne maison, dans la partie du village située au bord de la mer, et avec une suite importante de jeunes gens, ses anciens braves.
Dans cette société, l’arrivée du Casco, l’adoption, la fête rendue à bord, et les présents échangés entre les blancs et leurs nouveaux parents furent, sans aucun doute, discutés avec animation et âpreté. Quelques années auparavant, les honneurs sans doute seraient portés ailleurs. Dans cette affaire inaccoutumée, dans cette réception de potentats d’outre-mer et d’outre-rêve – quelque Prester John ou vieil Assaracus – quelques années auparavant, c’eût été le rôle de Moipu de jouer l’hôte et le héros et les jeunes gens eussent accompagné et embelli les cérémonies variées comme les leaders reconnus de la société. Et voici que, par une vicissitude maligne de la fortune, Moipu était relégué dans sa maison, et oublié ; et ses jeunes gens réduits à regarder de la porte tandis que leurs rivaux festoyaient. Peut-être Mr. Grévy éprouva-t-il quelque amertume à l’endroit de son successeur quand il le vit figurer sur la vaste scène du Centenaire de 89 ; la visite du Casco que Moipu avait manquée de si peu d’années était, dans Atuona, une circonstance plus exceptionnelle encore qu’un centenaire en France ; et le chef détrôné résolut de faire, de nouveau, reconnaître ses droits aux yeux du public.
Mr. Osbourne avait été à Atuona prendre des photographies ; la population du village s’était rassemblée pour cela sur la place de l’église, et Paaaeua, ravi au suprême degré par cette nouvelle apparition de sa famille, jouait au maître des cérémonies. On avait pris l’église, avec son joyeux architecte devant la porte ; les sœurs avec leurs élèves ; diverses demoiselles, dans les anciennes robes si peu seyantes, en tapa ; et le Père Oreus, au milieu d’un groupe de ses paroissiens. Je ne sais ce qui était encore en train, quand le photographe perçut un mouvement dans la foule et, levant les yeux, vit une très noble figure d’homme apparaître à l’orée du taillis, et flâner en se rapprochant nonchalamment. La nonchalance était visiblement affectée. Il venait là, c’était clair, pour attirer l’attention et son succès fut instantané. Il fut introduit ; il fut poli, il fut obligeant, il fut tout le temps ineffablement supérieur, et sûr de lui-même, bref un acteur irrésistible. On exprima le désir de le voir dans son costume de guerre ; il y consentit avec grâce, et revint dans cet accoutrement étrange, inapproprié et de mauvais augure (qui seyait à merveille à son physique séduisant), se pavanant dans un cercle d’admirateurs et devenant un point de mire pour la photographie. C’est ainsi que Moipu effectua, comme par hasard, sa présentation aux étrangers blancs, leur accordant comme une faveur le déploiement de ses atours et réduisant son rival à un rôle secondaire sur le théâtre du village contesté. Paaaeua sentit l’affront, et, avec une présence d’esprit insoupçonnée, affirma sa priorité. Il fut impossible, ce jour-là, de faire une photographie de Moipu seul : chaque fois qu’il posait devant la chambre noire, son successeur, sans en être prié, se plaçait à son côté ; et s’y tenait gentiment, mais fermement. Les portraits du couple, Jacob et Esau, debout côte à côte, l’un dans son correct costume européen, l’autre dans son harnachement barbare, représentent le passé et le présent de leur île. Un cimetière, avec ses humbles croix, serait le plus juste symbole de l’avenir.
Nous sommes tous convaincus que Moipu avait dressé son plan de campagne depuis le commencement jusqu’à la fin. En tout cas il ne perdit pas de temps à renforcer ses avantages. Il attira Mr. Osbourne dans sa maison ; des présents variés furent repêchés au fond d’un vieux coffre du bord ; le Père Oreus fut appelé au secours comme interprète, et Moipu proposa formellement de « faire-frères » avec Mata-Galahi – « Yeux de verre » – surnom plus euphonique par lequel Mr. Osbourne était connu dans les Marquises. La fête de fraternité eût lieu à bord du Casco. Paaaeua était arrivé avec sa famille comme un homme ordinaire ; et ses présents fort nombreux s’étaient suivis, avec des intervalles, pendant plusieurs jours. Moipu, comme pour marquer de l’opposition dans les moindres détails, arriva avec une certaine pompe féodale, entouré de suivants qui portaient des présents de toutes sortes, depuis des barbes de vieillards, jusqu’à de pieuses petites images catholiques.
J’avais, avant cela, rencontré le personnage dans le village et l’avais détesté à première vue ; il y avait quelque chose d’indiciblement brutal dans ses regards et ses façons qui me soulevait le cœur ; et lorsqu’on faisait allusion aux repas cannibales et qu’il riait, d’un rire sourd, cruel, moitié arrogant et moitié honteux, comme quelqu’un qui se souvient de quelque pimpante peccadille, ma répugnance allait jusqu’à la nausée. Ce n’est pas là une attitude très humaine, ni très convenable pour un voyageur. Et vu plus intimement, l’homme y gagnait. Quelque chose de nègre dans le caractère et le visage restait déplaisant ; mais sa vilaine bouche devenait attrayante lorsqu’il souriait, sa tournure et son port avaient une noblesse réelle, et ses yeux étaient admirables. Dans sa manière d’apprécier les confitures et les pickles, dans son ravissement à la vue des miroirs de la salle à manger, reflétant, à l’infini, Moipu et Mata-Galahi, il se montra franchement un enfant. Et encore je n’en suis pas sûr ; et peut-être cet enfantillage était-il un nouvel artifice de courtisan. Ses manières me frappèrent comme dépassant la mesure ; elles étaient raffinées, obséquieuses presque jusqu’à la grossièreté, et quand je songe à l’air de détachement serein avec lequel il s’avança dans notre groupe, et que je me le rappelle ensuite courant à quatre pattes tout le long des sofas de la cabine, palpant le velours, se faufilant dans les couchettes et bêlant des « mitais » de commande, avec une emphase exagérée, tel quelque énorme singe maniéré à l’excès, je me sens d’autant plus convaincu que les deux attitudes avaient dû être calculées. Et parfois, je me demande si Moipu était bien seul de son espèce dans cette duplicité polie, et si réellement le Casco était aussi admiré dans les Marquises que nos visiteurs désiraient nous le faire croire.
Je vais compléter de deux traits incongrus ce croquis d’un Grand d’Espagne, cannibale incurable. Son morceau favori était la main de l’homme, dont aujourd’hui encore il parle avec une convoitise pleine de sensualité. Et lorsqu’il prit congé de Mrs. Stevenson, tenant sa main, la contemplant avec des yeux pleins de larmes, et lui chantant son chant d’adieu, improvisé dans le fausset propre à la haute société marquisane, il laissa dans son esprit une impression sentimentale que je m’efforce en vain de partager.
Deuxième partie
LES PAUMOTU [14]
CHAPITRE PREMIER
Le dangereux archipel. Des atolls à distance
Le 4 septembre, de grand matin, une baleinière, montée par des indigènes, nous remorqua le long de la passe verdoyante du mouillage et autour du promontoire écumant. À ce niveau du rivage, malgré la chaleur et le manque d’air, le matin était de cristal ; mais, au-dessus de nos têtes, les collines d’Atuona étaient tout encapuchonnées dans les nuages, et le courant des alizés soufflait de l’océan sans interruption. Comme nous rampions sous l’abri immédiat de la côte, nous atteignîmes enfin la limite de leur influence. Le vent s’engouffra dans nos voiles en bouffées de plus en plus fortes et continues ; à ce moment, le Casco se mit à sa besogne quotidienne ; la baleinière, devancée, se rangea un instant bruyamment à son bord, lui passa le pain, le rhum et le tabac stipulés ; l’instant d’après, le bateau s’éloignait dans notre sillage et nos anciens pilotes acclamaient notre départ.
C’était d’autant plus encourageant que nous étions en route pour des contrées si différentes, et quoique le voyage fût court, vers un nouvel aspect de la création. Ce vaste espace d’océan, vaguement désigné sous le nom de Mers du Sud, s’étend de tropique à tropique, et environ du 120° degré O. au 150° degré E., un parallélogramme de cent degrés par quarante-sept, là où les degrés ont la plus grande largeur. Une partie est déserte ; une autre est toute parsemée d’îles, et ces îles sont de deux sortes. Il est sans cesse question, dans les conversations des mers du Sud, de la distinction entre les îles « basses » et les îles « hautes », et il n’en est pas de plus fortement marquée par la nature. L’Himalaya n’est pas plus différent du Sahara. D’un côté et généralement par groupes de huit à douze, des îles volcaniques surgissent de la mer ; un petit nombre atteint une altitude de moins de 4000 pieds ; l’une dépasse 13000 ; leurs sommets sont souvent obscurcis de