nature nos superstitions européennes !
CHAPITRE XV
Les deux chefs d’Atuona
Le Casco, roulant à travers les « Détroits Bordelais », vers Taahauku, rasa la côte de l’île opposée à Tauata où des maisons apparaissaient dans un massif de hauts cocotiers. Le frère Michel me désigna l’endroit. « Je suis chez moi, ici », dit-il. « Je crois qu’une grande partie de ces cocotiers m’appartient ; et, dans cette maison madame ma mère vit avec ses deux maris. » « Avec deux maris ? » interrogea quelqu’un. Le frère répliqua sèchement : « C’est ma honte. »
Un mot, en passant, sur les deux maris. Je comprends la façon vague dont le frère s’était exprimé. Il est assez commun de voir une dame du pays avec deux consorts : mais ce ne sont pas deux maris. Le premier reste toujours le mari ; la femme continue à porter son nom ; et la position du coadjuteur, ou pikio, quoique très régulière, conserve un caractère éminemment subordonné. Nous eûmes l’occasion d’observer un intérieur de ce genre. Le pikio était reconnu, se montrait ouvertement aux côtés du mari quand la dame se croyait injuriée, et les deux faisaient cause commune comme des frères. Tandis que l’époux demeurait assis pour recevoir et entretenir les visiteurs, le pikio courait de tous côtés pour ramasser les noix de coco, comme un domestique, et je remarquai qu’on le chargeait de cette besogne plus volontiers même que le fils de la maison. Evidemment, nous n’avons pas là un second mari, mais un amant reconnu. Seulement aux Marquises, au lieu de porter l’éventail et le manteau de sa dame, il est chargé des soins domestiques.
La vue de la propriété de famille du frère Michel amena la conversation sur la méthode et les conséquences des parentés artificielles. Notre curiosité devint extrême. Le frère nous proposa de nous faire tous adopter, et deux jours plus tard, nous devînmes ainsi les enfants de Paaaeua, chef officiel d’Atuona. Il me fut impossible d’assister à la cérémonie ; elle fut d’une simplicité primitive. Les deux Mrs. Stevenson et Mr. Osbourne, ainsi que Paaaeua, sa femme et un enfant adopté par eux, fils d’un naufragé autrichien, prirent part à un excellent repas indigène ; dont le mets principal, et le seul nécessaire, était le porc. L’assistance pouvait les voir à travers les ouvertures de la maison ; mais aucun d’eux, pas même le frère Michel, ne pouvait y participer ; car le repas était sacramentel et créait et déclarait à la fois la parenté nouvelle. À Tahiti, les choses ne se passaient pas dans un ordre aussi strict ; quand Ori et moi nous « fûmes frères », nos deux familles s’assirent à table avec nous ; pourtant, nous deux seuls, qui avions mangé à cette intention, étions supposés être affectés par cette cérémonie. Pour l’adoption d’un enfant, aucune formalité n’est requise ; l’enfant est remis par ses parents naturels, et grandit sur les propriétés des parents d’adoption, dont il héritera. Naturellement des présents sont échangés, comme dans toutes les circonstances de la vie des îles ; mais je n’ai jamais entendu parler d’aucun banquet – la présence de l’enfant au repas quotidien étant considérée, sans doute, comme suffisante. La raison de tout ceci est contenue dans l’ancienne idée arabe qu’une nourriture commune fait un sang commun : « Celui-là est le père qui donne à l’enfant sa nourriture du matin. » Dans les pratiques marquisanes, le sens en parait affaibli ; dans celles de Tahiti où il survit à peine, il aura bientôt entièrement disparu. Un parallèle intéressant frappera certainement une grande partie de mes lecteurs.
Quelle est la nature de l’obligation assumée à cette sorte de festin ? Elle variera suivant les caractères qui se seront engagés et avec les circonstances qui accompagnent chaque cas. Ainsi donc, il serait absurde de prendre trop au sérieux notre adoption à Atuona. De la part de Paaaeua, c’était une question d’ambition ; lorsqu’il consentit à nous recevoir au sein de sa famille, le bonhomme ne nous avait pas même vus ; il savait que nous étions inestimablement riches et voyagions dans un palais flottant. Nous, de notre côté, mangeâmes des viandes rôties sans aucun véritable animus affiliandi, mais poussés par la simple curiosité. La chose était une pure affaire de formalité, et matière à parade, comme lorsqu’en Europe les souverains s’appellent « mon cousin ». Pourtant, si nous étions restés à Atuona, Paaaeua se serait cru obligé de nous établir sur ses terres et de mettre à notre disposition un groupe de jeunes gens pour nous servir, et les arbres pour y cueillir notre subsistance. J’ai mentionné l’Autrichien ; Il s’était embarqué sur un des deux navires frères qui avaient quitté la Clyde avec une provision de charbon ; tous deux doublaient le cap Horn, et, tous deux, à plusieurs centaines de milles de distance l’un de l’autre, mais presque au même instant, prirent feu en plein Pacifique. L’un d’eux fut détruit ; la charpente de fer de l’autre, abandonnée, après avoir longtemps erré au hasard, fut enfin retrouvée, remise en état, et navigue aujourd’hui dans les eaux de San Francisco. À la suite de ces désastres, l’équipage de l’un des navires atteignit, après de grandes tribulations, l’île de Hiva-oa. Certains de ces hommes juraient que jamais plus ils ne s’exposeraient aux périls de la mer ; mais seul d’entre eux, l’Autrichien tient strictement son serment, demeure là où il aborda et se propose de mourir où il a vécu. Avec un tel homme tombant et prenant racine chez les insulaires, les procédés décrits peuvent se comparer à la greffe d’un jardinier. Il s’incorpore effectivement à la race indigène : cesse complètement d’être un étranger ; est entré dans la communauté du sang ; participe à la prospérité et à la considération de sa nouvelle famille, et est invité à faire part, avec la même générosité, des fruits de ses talents et de ses connaissances européennes. C’est cet engagement tacite qui si souvent offense le blanc soumis à cette greffe. Afin de s’assurer un avantage immédiat – afin d’obtenir (disons-le) un emplacement pour ses approvisionnements, il jouera de la coutume indigène, et s’improvisera, pour un jour, fils ou frère, se promettant bien de rejeter au loin l’échelle par laquelle il se sera élevé et de répudier la dite parenté dès qu’elle deviendra un fardeau. Mais voici qu’il découvre deux faces au contrat. Peut-être son parent polynésien est-il un naïf et conçoit-il le lien du sang comme une chose littérale ? Peut-être est-il astucieux et est-il lui-même entré dans la convention pour y trouver son profit ? De toutes façons, l’entrepôt est saccagé, la maison envahie de naturels paresseux ; et à mesure que l’homme devient plus riche, il trouve ses parents indigènes de plus en plus nombreux, de plus en plus paresseux, et de plus en plus affectionnés. La plupart des hommes, dans ces circonstances, achètent leur indépendance ou l’acquièrent par la brutalité ; mais beaucoup végètent sans espoir, étranglés par ces parasites.
Nous n’avions pas de raison de rougir comme le frère Michel. Nos nouveaux parents étaient doux, aimables, bien élevés et généreux dans leurs présents ; la femme était toute maternelle, le mari très estimé de ses patrons.
On en sait assez pour comprendre pourquoi Moipu dut être déposé, et pourquoi les Français avaient trouvé dans Paaaeua un honorable substitut. Il se montrait toujours scrupuleusement habillé, et semblait l’image même de la propriété, comme quelque ténébreux, beau, stupide, et probablement religieux jeune homme fraîchement arrivé à quelques funérailles européennes. Moralement il semblait l’idéal de ce qu’on reconnaît comme un parfait citoyen. Il portait la gravité comme un ornement. Nul ne pouvait mieux représenter le caractère rêvé d’un chef officiel, l’avant-coureur de la civilisation et du progrès. Et pourtant, si les Français devaient un jour s’éloigner, et les coutumes indigènes revivre, on l’imagine couronné de barbes de vieillards, et se ruant, des premiers, à un festin cannibale. Mais je ne dois pas être injuste pour Paaaeua ; sa respectabilité n’était pas une respectabilité à fleur de peau ; et son sens des convenances allait jusqu’à le pousser parfois à des rigueurs inattendues.
Un soir, le capitaine Otis et Mr. Osbourne étaient à terre, dans le village. Tout était en émoi ; les danses avaient commencé ; évidemment ce devait être une nuit de fêtes, et nos chercheurs d’aventures étaient dans la joie de leur bonne fortune. Une forte averse les obligea à chercher un abri dans la maison de Paaaeua, où ils furent très bien reçus, attirés dans une chambre et enfermés. Peu après la pluie cessa, les réjouissances se préparaient à battre leur plein, et les jeunes dandies d’Atuona vinrent autour de la maison et appelèrent mes compagnons de voyage à travers les interstices du mur. Tard dans la nuit, ces prisonniers, tantalisés par les bruits du festin, renouvelèrent leurs efforts pour fuir. Mais tout fut inutile ; juste en travers de la porte. Paaaeua, ce pieux maître de maison, était couché, feignant de dormir ; et mes amis durent renoncer au régal qu’ils s’étaient promis. Nous crûmes discerner dans cet incident, si délicieusement européen, trois degrés de sentiments : En premier lieu, Paaaeua avait charge d’âmes ; c’étaient des hommes jeunes, et il jugeait nécessaire de les écarter du sentier du mal.
Deuxièmement, il incarnait un caractère public et il ne convenait pas que ses hôtes prissent part à une fête qu’il désapprouvait. Ainsi quelque clergyman correct, recevant un homme du monde, s’adressait-il à lui : « Allez au théâtre si vous le voulez, mais avec votre permission, pas en sortant de chez moi ! » Troisièmement, Paaaeua était un homme