quoi je me serais souvenu de sa première descente à Atuona et du mauvais plaisant qui grignotait le talon d’homme. Mais leur voisinage me déprimait ; et je sentais que si j’avais été un naufragé hors de tout secours, le cœur m’eût manqué.
Le commerce n’était pas le monopole absolu des indigènes. Comme nous étions au mouillage, une étrange coïncidence se produisit. Une goélette se montra en mer, cherchant à entrer dans le port ; nous connaissions toutes les goélettes du groupe, mais celle-ci paraissait plus grande qu’aucune d’elles ; en outre, elle était gréée à l’anglaise ; et comme elle venait jeter l’ancre à quelque distance du Casco, montra enfin son pavillon bleu. Il n’y avait, à cette époque, à en croire la rumeur publique, pas moins de quatre yachts dans le Pacifique ; mais n’était-ce pas étrange que, précisément, deux d’entre eux se trouvassent côte à côte dans cette passe excentrique ; plus étrange encore que je dusse retrouver dans le propriétaire de la Nyanza le capitaine Dewar, un homme de mon pays et de mon comté, et que j’avais rencontré, petit garçon, sur les plages des Alpes-Maritimes.
Nous eûmes, en outre, un visiteur blanc de la côte qui vint et s’en retourna dans une baleinière surchargée et menée par des naturels ; il avait lu des histoires de yachts dans les journaux du dimanche et était dévoré du désir d’en voir un. On l’appelait le capitaine Chase : c’était un vieux baleinier, trapu, à barbe blanche, avec un fort parler traînard et indien ; il habitait le pays depuis des années, bon partisan dans les batailles, et l’un de ces tireurs fameux dont la force à la cible frappait de terreur les braves de Haamau. Le capitaine Chase demeurait plus à l’est, dans une baie appelée Hanamate, avec un Mr. M’Callum ; ou plutôt, ils avaient commencé par habiter ensemble, et étaient maintenant séparés à l’amiable. Le capitaine habite près d’une extrémité de la baie, dans une hutte délabrée, et servi par un Chinois. À la pointe du coin opposé, une habitation s’élève sur un vaste paepae. Le flot s’y brise avec une force extrême, des vagues de sept à huit pieds de haut s’élancent contre les murs de la maison, continuellement emplie de leur clameur et qui ne peut convenir qu’à des habitants résignés à la solitude et au mutisme. C’est là que Mr. M’Callum, avec un Shakespeare et un Burns, jouit de la société des brisants. Son nom et ce Burns témoignent de son sang écossais ; mais il est né en Amérique, quelque part dans le « far east », entra chez un constructeur de vaisseaux, et fut longtemps employé, à la tête d’une centaine d’Indiens, à démolir les épaves autour du cap Flattery.
Une grande partie des blancs qu’on rencontre, dispersés dans les mers du Sud, représentent la portion la plus artiste de leur classe ; et non seulement ils jouissent de la poésie de cette vie nouvelle, mais c’est pour en jouir qu’ils sont venus là. J’ai été camarade de bord d’un homme, qui n’était plus jeune, et qui, n’ayant jamais tâté de la mer, entreprenait ce voyage pour le simple amour de Samoa ; seules, quelques lettres dans un journal l’avaient mis en route pour ce pèlerinage. Mr. M’Callum était un autre exemple de ce genre. Il avait lu beaucoup de choses sur les mers du Sud ; il avait aimé à les lire ; il avait laissé leur image prendre possession de son cœur ; jusqu’au moment où il ne put résister davantage – dut s’embarquer, nouveau Rudel, pour cette patrie encore inconnue – et habite maintenant, depuis des années, à Hiva-oa, où il laissera finalement reposer ses os avec un parfait contentement, n’ayant eu aucun désir de revoir les lieux de son enfance ; seulement, peut-être, – une fois avant de mourir – le rude passage hivernal de Cap Flattery. Et pourtant, c’est un homme actif, plein de projets ; il a acheté du terrain aux indigènes ; a planté 5000 cocotiers ; a une île déserte en vue qu’il désire louer à bail et a, sur le chantier, une goélette dont il a dessiné les plans, qu’il a construite lui-même et qu’il compte bien terminer. Mr M’Callum et moi ne nous sommes pas rencontrés, mais nous avons, comme de galants troubadours, correspondu en vers. J’espère qu’il ne m’accusera pas d’attenter aux droits d’auteur en donnant ici un spécimen de sa muse. Lui et le Père Dordillon sont les deux bardes des Marquises :
Ho ! voile ! ahoy – Casco
Le premier entre les flottes de plaisance
Oui, de San Francisco, s’en vinrent dans ces parages
Pour saluer ces îles !
Et le premier aussi ; et le seul Parmi les hommes de lettres Venu jamais par ces chemins, Bienvenue, donc, à Stevenson !
De grâce, que point ne s’offense De cette petite allusion.
Au Casco, Capitaine Otis, Ainsi que la famille du romancier.
« Avoir une voyage magnifical Est notre vœu sincère Et que vous le poursuiviez ainsi Allant sur la Grande Pacifical ».
Mais notre principal visiteur était un certain Mapiao, un grand Tahuku – ce qui signifie, semble-t-il, prêtre, sorcier, tatoueur, expert en n’importe quel art, ou en un mot, un personnage ésotérique – et un homme célèbre pour son éloquence dans les réunions publiques, et pour le piquant de sa conversation. La façon dont il apparut pour la première fois, peint l’homme. Il s’en vint clamant au débarcadère est, où le flot montait à une grande hauteur ; méprisa tous les signaux que nous lui faisions pour l’inciter à contourner la baie ; réussit, non sans danger, à aborder notre esquif, et se mit dans un coin du cockpit, à la tâche assignée. Il avait été engagé – comme étant expert en cet art – pour tresser en festons mes barbes de vieillards. Quelle guirlande pour les bosquets de Celia ! Sa propre barbe (qu’il portait pour plus de sûreté, nouée d’un nœud de marin) n’était pas seulement un ornement de son âge, mais une partie précieuse de son avoir. Elle était évaluée cent dollars ; et comme le frère Michel ne connaissait aucun naturel ayant jamais versé une somme pareille entre les mains de Mgr Dordillon, notre ami était un homme riche, en vertu de son menton. Il avait quelque chose du type indien oriental, mais plus grand et plus fort : le nez crochu, le visage étroit, le front très haut, le tout richement tatoué. Je peux le dire, je n’ai jamais eu affaire à un hôte aussi difficultueux ; il fallait le servir pour les moindres détails ; il ne voulait pas aller chercher l’eau au tonneau ; il ne se serait pas même levé pour prendre un verre, il fallait le lui mettre dans la main : si on refusait de l’aider, il se croisait les bras, courbait la tête, et s’en allait sans rien : seulement l’ouvrage en souffrait. De bonne heure, dès le premier matin, il réclama à grands cris du biscuit et du saumon ; on lui apporta du biscuit et du jambon ; il les considéra d’un air impénétrable et fit signe qu’on les mît de côté. Une foule de considérations affluèrent à mon esprit ; peut-être le genre de travail pour lequel on l’avait engagé était-il Tabou à un haut degré ? peut-être aurait-on dû l’installer sur une plate-forme Tabou, dont l’approche eût été interdite à toute femme ? et il se pouvait que le poisson fût l’aliment essentiel ? Aussi lui apportai-je un peu de poisson salé accompagné d’un verre de rhum, à la vue de quoi une animation extraordinaire s’empara de Mapiao, il désigna le zénith, entreprit un long discours dans lequel je relevai le mot umati – qui veut dire : soleil – et me fit signe, une fois de plus, de placer ces friandises hors de portée. À la fin j’avais compris, et tous les jours le programme était le même. Tout au début de la matinée, son repas devait être placé sur le rog, à une distance déterminée, bien en vue, mais hors d’atteinte, et pour rien au monde, l’artiste n’y eût touché, avant l’heure propice, qui était midi précis ! Cette solennité fut la cause d’une absurde mésaventure. Il était une fois, comme d’habitude, occupé à tresser les barbes, son déjeuner disposé sur le toit, et un verre d’eau placé non loin de là. Il semble qu’il eût envie de boire ; il était, bien entendu, un gentleman trop important pour se lever et aller lui-même chercher l’eau, et apercevant Mrs. Stevenson, lui fit signe impérieusement de la lui apporter. Le signe ne fut pas compris ; aussi bien Mrs. Stevenson était préparée à n’importe quelle excentricité de la part de notre hôte ; et au lieu de lui passer l’eau, elle lança son déjeuner par-dessus bord. Je dois rendre justice à Mapiao : tout le monde rit, mais son rire fut celui qui sonna le plus haut.
Ces troubles de service ne se produisaient que de temps en temps ; mais l’ennui de la conversation du bonhomme était incessant. Il était, pour ainsi dire, un causeur professionnel : la justesse de ses inflexions, l’élégance de ses gestes et le jeu raffiné de ses expressions en témoignaient. Nous, pendant ce temps, écoutions cela comme des étrangers au théâtre ; nous nous rendions compte que les acteurs étaient occupés de certaines affaires matérielles, et les menaient à bien, mais le nœud du drame demeurait une énigme. Des noms de localités, celui du capitaine Hart, parfois quelques mots décousus et fortuits, nous ouvraient d’engageantes perspectives, sans nous éclairer ; et moins nous comprenions, plus