guerriers de l’île opposée de Tauata massacraient et rapportaient chez eux pour les manger, ce pourquoi ils étaient considérés comme des hommes valeureux et puissants. Je puis donner de l’un de ces exploits le récit d’un témoin oculaire : Joé le Portugais, cuisinier de Mr. Keane, tirait un jour quelques bordées dans un bateau d’Atuona avec quelques naturels, lorsqu’ils aperçurent un étranger dans un canot, avec un peu de poisson et un objet tabou. Les hommes d’Atuona le prièrent d’approcher pour venir fumer une pipe avec eux ; il y consentit, mais le pauvre diable savait ce qui l’attendait, et, comme disait Joé, il ne semblait pas se soucier beaucoup de cette pipe ! Quelques questions suivirent sur le lieu d’où il venait et de quoi il s’occupait. Il dut répondre à celles-ci comme il dut accepter la pipe redoutée, avec la sensation que son cœur mourait dans sa poitrine ! Et alors, subitement, un des compagnons de bateau de Joé se pencha, précipita l’étranger hors de son canot, le frappa dans le cou avec son couteau, de haut en bas – comme le démontrait Joé avec une pantomime plus expressive encore que ses paroles – le maintint sous l’eau comme un poulet jusqu’à ce que ses dernières résistances aient cessé. Sur quoi le « cochon-long » fut amené à bord, l’avant du bateau tourné vers Atuona, et ces héros marquisans ramèrent vers la terre en se réjouissant. Moipu était sur la plage et se réjouit avec eux à leur arrivée. Pauvre Joé continua de ramer ce jour-là avec eux, la figure décomposée ; mais il ne craignait rien pour lui-même. « Ils étaient très bons pour moi – disait-il –, me donnaient beaucoup à manger : jamais envie de manger homme blanc. »
Si l’aventure la plus horrible fut celle de Mr. Stewart, le plus grand danger fut couru par le capitaine Hart. Il avait acheté un bout de terrain à Timau, chef d’une baie voisine et y avait mis à l’œuvre quelques Chinois. Lorsqu’il vint visiter la place avec un des Godeffroy, il trouva ses Chinois rassemblés sur le rivage et frappés de terreur. Timau les avait chassés, s’était saisi de leurs effets et avait revêtu sa tenue de combat ainsi que ses jeunes compagnons. On dépêcha un bateau à Taahauku pour avoir du renfort ; et comme ils attendaient son retour, on put voir, du pont de la goélette, Timau et ses jeunes compagnons danser sur le sommet de la colline jusque bien après minuit. Quand le bateau arriva, amenant trois gendarmes armés de chassepots, deux blancs de Taahauku et quelques guerriers indigènes, la troupe se mit en route pour s’emparer du chef avant son réveil. Le jour n’était pas encore venu, et il y avait un brillant clair de lune, quand ils atteignirent le sommet de la colline où, dans une case en feuilles de palmier, Timau cuvait, en dormant, sa débauche. Les assaillants étaient très exposés, l’intérieur de la hutte dans une obscurité complète, la position loin d’être sûre. Les gendarmes s’accroupirent, leurs armes toutes prêtes, et le capitaine Hart s’avança seul. Comme il s’approchait de la porte, il entendit le bruit sec d’un fusil qu’on arme, à l’intérieur ; et, réduit à se défendre à tout prix, n’ayant nul autre moyen de salut, il bondit dans la maison et empoigna Timau : « Timau, suis-moi », cria-t-il. Mais Timau – un grand diable aux yeux rougis par l’abus du kava, mesurant 6 pieds 3 pouces – le rejeta de côté ; le capitaine s’attendant à être instantanément fusillé ou à avoir la cervelle brûlée, déchargea son pistolet dans le noir. Quand ils transportèrent Timau sur le seuil de la porte, dans le clair de lune, il était déjà mort et leur sortie ayant eu cette fin imprévue, les blancs, selon toute apparence, perdirent la tête et regagnèrent leur embarcation, poursuivis par les coups de fusil des naturels. Le capitaine Hart, qui rivalisait presque avec le Père Dordillon en popularité, pratiquait comme lui la tactique d’une extrême indulgence envers les naturels, les considérant comme des enfants, n’attachant pas grande importance à leurs défauts, et toujours porté aux mesures de douceur. Aussi la mort de Timau a quelque peu pesé sur sa mémoire ; d’autant plus que le mousquet du chef qu’on retrouva dans la maison n’était pas chargé. À une conscience moins délicate, le cas semblera de peu d’importance. Quand un sauvage ivre charge une arme à feu, un gentleman s’avançant vers lui, à découvert, peut ne pas attendre la preuve qu’elle est chargée. »
J’ai fait allusion à la popularité du capitaine. C’est une des choses qui frappent le plus un étranger dans les Marquises. Deux noms le frappent immédiatement, tous deux nouveaux pour lui, tous deux fameux dans toute la localité, tous deux prononcés par tous avec affection et respect ; celui de l’évéque et celui du capitaine. J’en conçus un violent désir de rencontrer le survivant qui a, par la suite, contribué à l’enrichissement de ces pages. Bien longtemps après, au « Lieu de Douleur [12]», – Molokaï – je rencontrai de nouveau les traces de cette affectueuse popularité. Il y avait là un blanc, lépreux et aveugle, un ancien matelot – « une vieille carcasse », comme il se nommait lui-même, – qui avait longtemps navigué parmi les îles orientales. J’avais l’habitude d’aller le voir, et, fraîchement arrivé des lieux qui avaient été le théâtre de son activité, je lui donnais les nouvelles. Celles-ci (dans le vrai style des îles) consistaient principalement en une chronique des naufrages ; et je lui racontai par hasard le cas d’un capitaine, malchanceux qui avait perdu un des vaisseaux de Mr. Hart. Sur quoi l’aveugle se répandit en lamentations : « A-t-il perdu un bateau de John Hart ! Eh bien ! je suis triste qu’il soit à Hart !… » Suivaient force épithètes que je néglige de transcrire.
Peut-être, si les affaires du capitaine avaient continué de prospérer, sa popularité eut-elle été différente. Le succès mène à la gloire, mais il tue l’affection qu’entretient l’infortune. Et l’infortune attachée à l’entreprise du capitaine fut réellement singulière. Il était à l’apogée de sa carrière. Il était propriétaire de l’île Masse, que les Français lui avaient donnée pour l’indemniser des vols dont il avait été victime à Taahauku. Mais l’île Masse ne convenait qu’à l’élevage du bétail ; et ses deux stations principales étaient Anaho à Nuka-hiva, tournée vers le nord-est, et Taa-hauku à Hiva-oa, à quelques centaines de milles plus au sud, et orientée vers le sud-est. Toutes deux furent, le même jour, balayées par un raz de marée, qui ne fut ressenti dans aucune autre île ni baie de ce groupe ; la côte méridionale de Hiva-oa fut jonchée de bois de construction et de coffres en bois de camphrier, pleins de richesses ; sur la promesse d’une prime raisonnable, les naturels les rapportèrent honnêtement, les caisses ne paraissant pas avoir été ouvertes, et une partie du bois, après qu’il eût été employé à la construction de leurs maisons. Mais le recouvrement de ces épaves ne suffisait pas à atténuer le désastre. Le capitaine ne pouvait résister à ce coup de la Fortune ; et sa chute fut la fin de la prospérité des Marquises. Anaho n’existe plus, Taahauku est devenue l’ombre d’elle-même ; et aucune plantation nouvelle n’a surgi là où elles furent.
CHAPITRE XIII
Caractères
Notre mouillage d’Antuona présentait un mouvement commercial bien différent de la morte inertie et de la quiétude de l’île sœur de Nuka-hiva. Des voiles manœuvraient à son embouchure ; tantôt c’était une baleinière montée par des gamins du pays, et chargée de coprah à vendre ; tantôt, un canot solitaire venu pour acheter des provisions. Le mouillage était également fréquenté par des pêcheurs ; non seulement des femmes solitaires, perchées sur les niches de la falaise, mais des troupes entières qui, parfois, campaient et construisaient leur feu sur le rivage, et, parfois, couchaient dans leurs canots au milieu du port et sautaient dans l’eau à tour de rôle, la lançant à huit ou neuf pieds de hauteur, pour pousser, je suppose, le poisson dans leurs filets. Les denrées remportées par les acquéreurs étaient parfois bizarres. Je remarquai une barque, revenant avec un unique jambon, se balançant au bout d’une perche, à l’arrière. Un jour, un charmant garçon, avec des manières parfaites, et parlant le français correctement quoique avec un accent enfantin, vint dans le magasin de Mr. Keane ; très bien physiquement, et un peu dandy, à en juger non seulement par l’éclat de son habillement, mais par la nature de ses acquisitions. Elles consistaient en cinq biscuits de mer, en un flacon de parfum, et deux boules de bleu pour blanchir le linge. Il était de Taauta où il retourna la nuit même dans un « outrigger », défiant l’océan avec ces trésors de petite-maîtresse. Le gros des passagers indigènes était moins favorisé : c’étaient de grands hommes vigoureux, bien tatoués, aux manières inquiétantes. Ils se distinguaient par quelque chose de grossier et de goguenard, qui me rappelait les faubourgs de certaines grandes villes. Une nuit, à la brune, une baleinière accosta sur une partie de la plage où je me trouvai seul, par hasard. Six ou sept individus à figures de bandits en sortirent ; tous possédaient assez d’anglais pour me dire « good-bye », ce qui est leur salutation habituelle ; ou « good-morning », qui leur parait plus expressif ; suivirent quelques plaisanteries et ils m’entourèrent avec un rire rauque et des regards insolents ; je fus content de pouvoir m’en aller. Je n’avais pas encore rencontré Mr. Stewart, sans