que peu d’années encore cette vallée était étouffée par la jungle. Deux clans revendiquaient leurs droits sur la propriété et, sur un terrain contesté par tous les cannibales et théâtre de leurs combats, aucun ne pouvait les établir, et les routes restaient désertes ou visitées seulement par des gens en armes. C’est la raison pour laquelle elle présente maintenant un aspect si souriant, défrichée, plantée, construite, pourvue de chemins de fer, d’embarcadères pour les bateaux et d’établissements de bains. Car, n’étant la propriété de personne, elle était devenue d’autant plus facilement celle d’un étranger. Cet étranger était le capitaine John Hart : Ima-Hati, « Bras-Cassé », comme l’appelaient les naturels, parce qu’il avait le bras en écharpe la première fois qu’il visita les îles. Le capitaine Hart, anglais de naissance, mais sujet américain, avait conçu, pendant la guerre d’Amérique, l’idée de cultiver le coton aux îles Marquises et il y réussit tout d’abord. La plantation à Anaho était extrêmement productive ; le coton des îles atteignit un prix élevé et les naturels discutaient habituellement quelle était la puissance supérieure, de celle d’Ima-Hati ou de celle des Français, concluant en faveur du capitaine, parce que les Français, il est vrai, avaient plus de bateaux, mais le capitaine avait plus d’argent.
Il remarqua Taahauku comme un site favorable, s’en rendit acquéreur et en offrit la surintendance à Mr. Robert Stewart, un homme du Fifeshire déjà établi aux îles depuis quelque temps, et ruiné récemment par une guerre à Tauata. Mr. Stewart était un peu hostile à l’aventure, ayant quelque connaissance d’Atuona et de la mauvaise réputation de son chef de clan : Moipu. Il avait une fois, me dit-il, atterri là, au crépuscule, et trouvé les restes d’un homme et d’une femme à moitié dévorés. Et comme il sursautait de dégoût à cette vue, un des jeunes gens de Moipu ramassa un des pieds de l’homme et, fixant l’étranger d’un air provocant, se mit, en grimaçant, à grignoter le talon. Nul ne s’étonnera que Mr. Stewart ait fui instantanément dans la brousse, y ait couché toute la nuit, l’esprit frappé d’horreur et ait repris la mer le lendemain, dès le lever du jour. « Cela a toujours été un mauvais endroit, Atuona », commenta Mr. Stewart avec son accent familier du Fifeshire. En dépit de ce terrible début, il accepta l’offre du capitaine, fut débarqué à Taahauku avec trois Chinois et procéda au défrichement de la jungle.
En ce temps, la guerre se poursuivait presque sans interruption entre les habitants d’Atuona et ceux de Haamau ; et, un jour, du côté opposé de la vallée, la bataille – je devrais dire le bruit de la bataille – fit rage tout l’après-midi, les coups de feu et les insultes des camps ennemis passant de colline en colline au-dessus des têtes de Mr. Stewart et de ses Chinois. Ce n’était pas un réel combat, mais plutôt comme une querelle d’écoliers ; seulement, à ces enfants, quelque fou avait donné des fusils. Un homme mourut des efforts qu’il avait faits en courant : ce fut la seule perte. Avec la nuit, les coups et les insultes prirent fin ; les hommes de Haamau se retirèrent et la victoire, en vertu de quelque principe occulte, fut attribuée à Moipu. En conséquence, un jour vint sans doute où Moipu donna un festin et où une partie des habitants de Haamau furent conviés à venir avec un sauf-conduit pour en manger leur part. Ceux-ci traversèrent de bonne heure Taahauku, et quelques jeunes gens de Moipu leur servirent de garde d’honneur. Ils n’étaient pas partis depuis longtemps quand arrivèrent, de Haamau, un homme, sa femme et leur fille âgée de douze ans, apportant des champignons. Plusieurs garçons d’Atuona étaient en arrêt devant la provision ; mais ce jour étant un jour de trêve, nul n’appréhendait le danger. Les champignons furent pesés et payés ; l’homme de Haamau demanda qu’on lui aiguisât sa hache par-dessus le marché ; Mr. Stewart hésitant à le faire, quelques-uns des garçons d’Atuona s’offrirent à le faire pour lui et la placèrent sur la roue. Pendant qu’on aiguisait la hache, un naturel ami dit à Mr. Ste-wart de se méfier parce qu’il y avait des menaces dans l’air ; tout à coup, l’homme de Haamau fut saisi, sa tête et ses bras tranchés, la tête d’un seul coup de sa propre hache fraîchement affilée. À la première alerte, la fille s’enfuit dans les cotonniers, et Mr. Stewart ayant jeté la femme dans une maison et l’ayant enfermée de l’extérieur, crut l’affaire terminée. Mais elle ne s’était pas accomplie sans bruit et elle était arrivée aux oreilles d’une fille plus âgée qui flânait de ce côté et qui, maintenant, accourait dans la vallée en pleurant sur son père. D’elle aussi, ils se saisirent et la décapitèrent ; je ne sais ce qu’ils avaient fait de la hache : c’est un couteau épointé qui fut l’instrument de cet acte de boucherie. Le sang jaillit à flots, les maculant de la tête aux pieds. Portant sur elle l’horreur de ce crime, la compagnie retourna à Atuorrâ, apportant les têtes à Moipu. On se figure comment la fête prit fin ; mais les invités purent se retirer sans difficultés. Ils traversèrent de nouveau Taahauku dans un désordre extrême ; peu après, la vallée retentissait d’acclamations et de cris de triomphe ; et, une lettre d’avertissement étant venue mettre Mr. Stewart sur ses gardes, il se réfugia avec ses Chinois chez les Missionnaires protestants de Atuona. Cette nuit même, le magasin d’approvisionnement fut pillé, et les corps déposés dans une fosse et recouverts de feuilles. Trois jours après, la goélette était arrivée ; et, les choses paraissant plus calmes, Mr. Stewart et le capitaine débarquèrent à Taahauku pour évaluer les dégâts et voir la tombe signalée déjà par la puanteur qui s’en dégageait. Comme ils s’occupaient à cela, une partie des jeunes gens de Moipu, vêtus de flanelle rouge, pour indiquer leurs dispositions belliqueuses, descendirent des collines d’Atuona, déterrèrent les corps, les lavèrent dans la rivière et les emportèrent sur des bâtons. Cette nuit-là, le festin commença.
Ceux qui ont connu Mr. Stewart avant cette aventure disent que, depuis, il n’est plus le même homme. Il resta néanmoins, vaillamment, à son poste, et, un peu plus tard, comme la plantation était déjà en bonne voie et donnait du travail à 60 Chinois et 70 naturels, il se trouva exposé à de nouveaux dangers. Les habitants de Haamau, lui dit-on, avaient juré de saccager et de raser la colonie ; des lettres arrivaient sans cesse des missionnaires hawaïens qui le renseignaient à ce sujet, et pendant six semaines, Mr. Stewart et trois autres blancs passèrent les nuits dans la fabrique de coton, derrière un rempart de ballots, et (ce qui était la meilleure, défense) s’adonnant tout le jour, ostensiblement à des tirs à la carabine sur la plage. Les naturels étaient souvent là, les observant ; leur tir était excellent ; et l’assaut annoncé ne fut jamais livré – si tant est qu’il dut l’être – ce dont je doute, car les naturels sont plus réputés pour les faux bruits qu’ils répandent que pour leurs actes d’énergie. On m’apprit que la dernière guerre des Français en était un exemple, les tribus du rivage accusant celles des montagnes de nourrir des desseins qu’elles n’auraient jamais eu la hardiesse même de concevoir. Et de tous côtés, je recueillis les mêmes témoignages sur la façon arriérée dont elles se comportaient dans les batailles ouvertes. Le capitaine Hart descendit à terre, une fois, après un combat, dans une certaine baie ; un homme avait une main blessée ; une vieille femme et deux enfants avaient été tués ; le capitaine profita de l’occasion pour panser la main et réprouver les deux côtés d’une si misérable affaire. Aussi bien, ces guerres étaient souvent une pure formalité comparable aux duels qu’interrompt la première goutte de sang. Le capitaine Hart visita une baie où une guerre de ce genre se poursuivait entre deux frères, dont l’un était accusé d’avoir manqué de politesse envers les hôtes de l’autre. La moitié de la population prenait parti pour chaque camp alternativement, de façon à être bien avec chacun d’eux lorsque l’inévitable paix surviendrait. Les forteresses des belligérants étaient situées tout près l’une de l’autre. Les cochons rôtissaient. Des braves bien huilés, avec des fusils huilés aussi, se pavanaient sur le paepae ou prenaient place pour le festin. Aucune besogne, si nécessaire fût-elle, ne pouvait être faite, et toutes les pensées étaient supposées concentrées sur cette caricature d’une guerre. Quelques jours plus tard, par un accident regrettable, un homme fut tué ; tout de suite, on eut conscience d’avoir été trop loin et la querelle fut instantanément vidée. Mais les guerres les plus sérieuses se poursuivaient dans ce même esprit ; un présent de cochons et un festin, en étaient la conclusion inévitable ; le massacre d’un seul homme était une grande victoire et le meurtre de solitaires sans défense conté comme un acte héroïque.
Le pied des falaises autour de toutes ces îles, est consacré à la pêche. Entre Taahauku et Atuona, nous vîmes des hommes, mais surtout des femmes, les uns presque nus, les autres vêtus de robes légères, blanches ou cramoisies, perchés sur un petit promontoire battu par le flot – le noir précipice les menaçait – les volubilis surplombaient celui-ci comme pour les séparer plus complètement de l’assistance. C’est là que, presque toute la matinée, ils péchaient à la ligne ; dès qu’ils attrapaient un poisson, ils l’avalaient sur place, cru et vivant ! Ce sont ces hommes sans défense que les