plaisir sur ses parquets déserts. Dans la semaine, le jardin offre un aspect qui n’a rien de tropical : une demi-douzaine de convicts travaillent gaiment, maniant la bêche et la brouette et se découvrant avec un sourire devant le visiteur comme de vieux serviteurs attachés à la famille ! Le dimanche, ils disparaissent et il ne reste plus : que des chiens de toutes formes et de toutes provenances, qui sommeillent paisiblement dans les allées ombreuses. Car les chiens de Tai-o-hae ont le goût des Cours et font du siège du gouvernement le lieu de leurs siestes et de leurs promenades. Çà et là, des bandes de gazon ras vont se perdre dans un bois peu élevé d’acacias de diverses espèces ; et, au fond de ce bois, un mur en ruines enclot le cimetière des Européens. Des Anglais et des Ecossais dorment là, et des Scandinaves, et des Français, maîtres de manœuvres et maîtres-ouvriers, mêlant leurs cendres étrangères. Au fond des bois, peut-être, le merle ou, comme ils l’appellent ici, le Rossignol des îles, chante des chansons de chez eux, tandis que le Requiem sans fin de la houle résonne aux oreilles. Je n’ai jamais vu un lieu de repos plus tranquille ; mais c’était une source de rêverie inépuisable de se demander quels lointains voyages ces morts avaient accomplis, et de quelle patries diverses ils étaient partis avant d’en arriver à venir finalement dormir là ensemble ?…
Sur le sommet de la colline du promontoire, s’élève le Carabous, portes et volets ouverts tout le jour à tous les vents. À ma première visite, un chien en était le seul gardien visible. Il se dressa d’ailleurs dans une attitude si menaçante que je me réjouis de mettre la main sur un vieux canon de fusil ; et sans doute le moyen de défense devait lui être familier car le champion battit en retraite instantanément et tandis que je parcourais la cour et les bâtiments, je le vis, avec un couple de compagnons, qui se tapissait dans les coins pour m’éviter. Le dortoir des prisonniers était une pièce spacieuse et aérée, dénuée de tout mobilier ; ses murs, blanchis à la chaux, étaient couverts d’inscriptions en marquisan et de dessins grossiers : l’un d’eux représentait la jetée et était assez bien fait ; un autre représentait un assassinat ; d’autres encore, des soldats français en uniforme. Il y avait une légende en français : « Je n’est (sic) pas le sou. » De cette quiétude répandue à l’heure de midi ; il ne faudrait pas conclure que la prison fût inhabitée : le Carabous de Tai-o-hae fait d’excellente besogne. Mais quelques-uns de ses occupants travaillaient au jardin de la Résidence, et le reste, probablement dans les rues, aussi libres que les balayeurs de chez nous, quoique beaucoup moins laborieux. À la tombée de la nuit, on les rappelle, comme des enfants dont le jeu est terminé, et le capitaine de port (qui est aussi le geôlier) les mets, pour la forme, sous les verrous, jusqu’à 6 heures du matin. Que l’un des prisonniers ait une course à faire en ville, pour son plaisir ou pour ses affaires, il n’a qu’à décrocher son volet, et, pourvu qu’il soit rentré à temps et qu’il ait convenablement replacé le dit volet le matin, à l’heure de l’appel, quand bien même il aurait rencontré le capitaine dans l’avenue, il ne sera question d’aucune plainte portée et bien moins encore de punition. Mais ce n’est pas tout. Le charmant Résident français, Mr. Delaruelle, m’accompagna un jour dans une visite officielle au Carabous. Dans la cour verdoyante, un gentleman fort déguenillé, les jambes déformées par l’éléphantiasis des îles, nous salua en souriant : « Un de nos prisonniers politiques – un insurgé de Raiatea », me dit le Résident ; puis, au geôlier : « Je croyais avoir commandé pour lui une paire de pantalons neufs ? » Et comme aucun autre convict n’était visible : « Eh bien, dit le Résident, où sont vos prisonniers ? – Monsieur le Résident, répondit le geôlier, en saluant militairement, comme c’est jour de fête, je les ai laissé aller à la chasse. » Ils étaient tous sur la montagne, chassant les chèvres ! Nous arrivâmes au quartier des femmes, également désert. – « Où sont vos bonnes femmes ? » demanda le Résident ; et le geôlier de répondre gaiement : « Je crois, Monsieur le Résident, qu’elles sont allées quelque part faire une visite. » Mr. Delaruelle, qui adorait les excentricités de son petit royaume, avait bien espéré susciter quelque chose de comique ; mais, lui-même ne s’attendait à rien d’aussi achevé que ce dernier trait ! Pour compléter le tableau de la vie des détenus à Tai-o-hae, il reste à ajouter que ces criminels touchent des appointements aussi régulièrement que le Président de la République. Leur salaire est de 10 sous par jour. Ainsi, ils ont l’argent, le vivre, le couvert, l’habillement, et j’allais écrire, la liberté ! Les Français sont vraiment un peuple de bonne composition et font des maîtres faciles. Ils sont, d’ailleurs, portés à considérer les Marquisans avec des yeux indulgents. « Ils vont mourir, les pauvres diables ! » disait Mr. Delaruelle ; « l’important est de les laisser mourir en paix. » Et, non seulement c’était juste, mais exprimait, je crois, la pensée générale. Pourtant, il y a un autre élément à considérer ; car les convicts ne sont pas seulement utiles, ils sont, pour ainsi dire, indispensables à l’existence de la France. Avec un peuple d’une paresse aussi incurable, déprimé par ce qu’on ne peut nommer qu’une pestilence endémique, et animé de mauvais sentiments envers ses nouveaux maîtres, les crimes et le travail des convicts sont une bonne aubaine pour le Gouvernement.
Le vol est, en réalité, le seul de ces crimes. Voleurs timides, au début, les hommes de Tai-o-hae commencent, à présent, à forcer les serrures et à s’attaquer aux coffres-forts. Des centaines de dollars ont été pris à un certain moment ; quoique, avec cette modération réparatrice si particulière chez les voleurs polynésiens, le cambrioleur marquisan ne prend jamais qu’une partie et laisse l’autre, partageant (pour ainsi dire) avec le propriétaire. Si c’est de la monnaie chilienne – courante aux îles – il échappera ; si la somme est en or, en argent français, la police attend jusqu’à ce que la somme entre en circulation et alors, découvre facilement le délinquant. Et maintenant, nous arrivons à la partie la moins édifiante. En bon Anglais, le prisonnier est mis à la torture jusqu’à ce qu’il avoue et – si c’est possible – qu’il restitue l’argent. Etre gardé seul, jour et nuit, dans un trou noir, c’est pour le Marquisan une torture inexprimable. Ses larcins mêmes étant accomplis au grand jour, à ciel ouvert, avec le sentiment de l’entreprise, et en compagnie d’un complice, sa terreur de l’obscurité demeure insurmontable ; représentez-vous donc ce qu’il endure dans son donjon solitaire ! imaginez-vous combien il lui tarde de tout avouer, de devenir un prisonnier officiel, et autorisé à dormir avec ses camarades ! Pendant notre séjour à Tai-o-hae, un voleur était prévenu. Il s’était introduit dans une maison vers 8 heures du matin, avait forcé un coffre et volé environ onze cents francs ; et maintenant dans l’horreur des ténèbres, de la solitude et des égarements d’une imagination de cannibale, toujours hantée par des voisins diaboliques, il avouait, bien à contrecœur, en abandonnant son butin. Dans une cachette qu’il avait déjà révélée, 300 francs avaient été retrouvés, et on s’attendait à le voir dégorger le reste. Ceci serait suffisamment déplaisant si c’était tout ; mais je suis obligé de dire, parce que c’est une question que les Français devraient mettre au point, qu’il se passe continuellement des choses bien plus regrettables. J’ai entendu parler d’un homme qu’on avait gardé six jours, les bras liés derrière lui, autour d’un tonneau ; et au dire universel, tous les gendarmes des mers du Sud seraient armés d’une sorte d’instrument ressemblant un peu à une vis de pression. Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu l’aplomb de le demander à aucun des gendarmes – aimables gens, intelligents et sympathiques – dans l’intimité desquels j’ai vécu, et dont j’ai goûté l’hospitalité. Et peut-être la légende repose-t-elle sur une fausse interprétation de ces ingénieuses menottes, grâce auxquelles l’agent de police français réduit si vite un prisonnier à l’impuissance. Mais, physique ou morale, la torture est certainement employée ; et, par une injustice barbare, l’état d’accusation (dans lequel peut se trouver mis un homme parfaitement innocent) est affreusement douloureux ; l’état de condamnation (dans lequel tous sont supposés coupables) est, par comparaison, plein de liberté, et parfaitement agréable. Plus dur encore, peut-être, est le cas, non seulement de l’accusé, mais parfois de sa femme, de sa maîtresse ou de son ami, soumis aux mêmes épreuves. J’avais admiré, dans le système Tabou, l’ingéniosité de ses méthodes pour dépister les malfaiteurs ; il n’y a pas grand-chose à admirer dans celles des Français, et enfermer un enfant timide dans une chambre noire, et s’il fait preuve d’obstination, enfermer sa sœur dans la pièce voisine, n’est pas nouveau, ni humain.
La principale cause de ces vols est le vice nouvellement répandu de l’opium. « Ici, personne ne travaille jamais et tous mangent de l’opium », me disait le gendarme ; et Ah-Fu connaissait une femme qui en absorbait pour un dollar par jour. Le voleur heureux donnera une poignée d’argent à chacun de ses amis, une robe à une femme, passera une soirée dans une des tavernes de Tai-o-hae, pendant laquelle il traitera