À la prochaine pointe ce fut le tour des « cocanetti », le chef de nage m’emprunta mon. couteau et lâcha son ouvrage pour ouvrir les noix : ces distractions intempestives sont comparables -aux rations de grog qu’on sert au moment du lancement d’un navire.
Suivant mes projets, j’allai d’abord visiter l’école des garçons, car Hatiheu est l’Université des îles du Nord. Le bourdonnement de la leçon vint au devant de nous. Près de la porte, où soufflait un courant d’air plus frais, se tenait le frère lai ; assis autour de lui, serrés en demi-cercle, une soixantaine d’enfants, aux figures foncées, écarquillaient les yeux ; et, au fond de la pièce dénudée, se voyaient des bancs et des tableaux noirs couverts de chiffres à la craie. Le frère se leva pour nous saluer, d’un air humble. « Il était là depuis trente ans » – nous dit-il, montrant du doigt ses cheveux blancs, comme un enfant intimidé tire son tablier. « Et point de résultats, Monsieur ! presque pas de résultats [7]. » Il désigna ses élèves : « Vous voyez là, Monsieur, toute la jeunesse de Nuka-hiva et de Ua-pu. C’est tout ce qu’il en reste entre l’âge de 6 à 15 ans ; et, pourtant, il n’y a que peu d’années encore, nous en avions plus de 120 venant de Nuka-hiva seulement. Oui, Monsieur, cela se dépérit ! » Des prières, de la lecture et de l’écriture, puis encore des prières et de l’arithmétique, et encore des prières pour terminer, tel semblait être le cours mélancolique des choses. Tous les insulaires ont un goût naturel pour l’arithmétique. À Hawaï, ils font de grands progrès en mathématiques. Dans un village de Majuro, et généralement dans le groupe Marshall, toute la population s’asseoit en rond autour du négociant quand il pèse le copra, et chacun relève les comptes sur sa propre ardoise et vérifie le total. Le négociant, remarquant leurs aptitudes, introduisit des fractions ; ils n’en connaissaient pas les règles ; ils furent d’abord très embarrassés ; mais peu à peu, par un pur effort de pensée, ils arrivèrent à la solution et s’en vinrent, l’un après l’autre, assurer au commerçant qu’il ne s’était pas trompé. Peu d’Européens en eussent fait autant. Les études à Hatiheu sont donc moins fastidieuses pour les Polynésiens qu’un étranger aurait pu le croire, et cependant, combien arides encore ! Je demandai au frère lai s’il leur racontait des contes ? et il me regarda avec étonnement ; s’il ne leur enseignait pas l’histoire et il me dit : « Oh, oui, un peu d’histoire sainte – du Nouveau Testament » ; et il recommença ses lamentations sur le peu de résultats qu’il obtenait. Je n’eus pas le cœur de poursuivre mes questions ; je ne pus que lui dire que ce devait être bien décourageant, et je résistai à l’envie de lui dire que c’était aussi bien naturel ! Il leva les yeux : « Mes jours sont comptés – dit-il – le ciel m’attend ! » Le ciel me pardonne, mais je me sentis plein de colère contre le vieillard et sa trop facile consolation ; car pensez à ce qu’il était à même de faire ! Les enfants de 6 à 15 ans sont enlevés à leurs foyers par le Gouvernement, centralisés à Hatiheu, où ils reçoivent, par semaine, une portion d’alimentation déterminée, et, sauf pendant un mois par an, sont soumis complètement à l’influence des prêtres. Depuis certaines escapades, les vacances ont lieu à une époque différente pour les filles et pour les garçons ; de sorte qu’un frère et une sœur Marquisans, se retrouvent, une fois leur éducation terminée, complètement étrangers l’un à l’autre. C’est une loi très dure et très antipopulaire ; mais quelle force elle met dans les mains des éducateurs, et avec quelle mollesse, quel manque d’intelligence on s’en sert dans les missions ! Ils sont trop absorbés par le souci de développer la piété chez les naturels – tentative dans laquelle ils échouent, de leur propre aveu – et c’est, je crois, la cause d’insuccès de leur pauvre système. Ils pourraient voir pourtant à l’école des filles de Tai-o-hae, le système tout différent appliqué par les sœurs qui la dirigent, si pleines d’entrain, si bonnes ménagères, et un ensemble de propreté, de bonne aération et d’occupations intelligentes et joyeuses, qui devraient leur inspirer des méthodes plus vivantes !
Pourtant les sœurs, elles aussi, gémissent sur leur insuccès. Elles se plaignent que le seul temps des vacances suffit à détruire l’ouvrage de toute l’année ; elles déplorent surtout l’indifférence et le manque de cœur des jeunes filles. Parmi tant de jolies élèves paraissant si affectionnées, qu’elles ont instruites et élevées, deux seulement sont jamais revenues faire une visite de reconnaissance à leurs anciennes maîtresses.
Ces deux-là, il faut le dire, reviennent régulièrement, mais les autres, sitôt leur temps d’éducation révolu, disparaissent dans les bois comme des insectes délivrés de captivité. On peut difficilement imaginer quelque chose de plus décourageant et, pourtant, je ne crois pas que ces dames doivent désespérer. Pour un certain nombre d’années, elles gardent les enfants en bonne santé et les occupent innocemment ; et s’il était possible de sauver cette race, ce serait peut-être par ce moyen. On ne peut faire ce compliment à l’école des garçons de Hatiheu. Le jour est fixé déjà pour eux tous ; pour les maîtres comme pour les élèves, la mort est en route ; elle est sur pied ; elle les guette ; et pendant les nombreux entractes, ils demeurent assis, et bâillent ! Mais, dans la vie, le fil invisible qui mène les destinés transparaît à travers les choses les plus insignifiantes ; l’effort le plus indolent n’est pas perdu ; et l’école de Hatiheu elle-même est peut-être plus utile qu’elle ne paraît.
Hatiheu est une localité de quelques prétentions. L’extrémité de la baie, du côté d’Anaho, peut être appelée l’enceinte civile, car elle se vante de posséder la maison de Kooamua, et, tout près du rivage, sous un grand arbre, celle du gendarme Mr. Armand Aussel, avec son jardin, ses tableaux, ses livres et sa table excellente où les étrangers sont les bienvenus. Le contraste le plus absolu règne entre la gendarmerie et le presbytère et entretient entre eux une opposition sourde, pleine de doléances réciproques. La cuisine d’un presbytère, dans les îles orientales, est un lieu déprimant à voir ; et le plus grand nombre des missionnaires ne font rien pour entretenir un jardin, arrivant déjà péniblement à vivre avec la ration qu’il leur est allouée. Mais jamais vous ne dînerez avec un gendarme sans vous pourlécher les lèvres ! et le saucisson « home-made » de Mr. Aussel et la salade de son jardin sont un régal qui ne s’oublie pas ! Pierre Loti sera sans doute heureux de savoir qu’il est l’auteur favori de M. Aussel, et que ses livres sont lus dans le décor, bien approprié, de la baie de Hatiheu.
L’autre extrémité de la baie est toute religieuse. C’est là qu’une pointe en forme de corne, précieux signal maritime pour Hatiheu, surgit dénudée, des frondaisons de la forêt, et s’abaisse jusqu’au rivage en ravins et en falaises. Du bord de l’une des plus hautes, à 700 ou 1 000 mètres d’élévation environ, une Vierge abaisse son regard insignifiant, comme une pauvre poupée perdue, oubliée là par un enfant géant. Ce laborieux symbole des catholiques semble toujours étrange aux protestants ; nous concevons avec étonnement que des hommes puissent croire utile de travailler pendant tant de jours, et escaladent de tels précipices pour un résultat qui nous fait sourire ; et pourtant c’est, je crois, le sage Mgr. Dordillon qui choisit cet emplacement, et je sais que tous ceux qui mirent la main à l’entreprise se retournent avec orgueil vers ses difficultés vaincues. L’école des garçons est une importation récente ; elle était d’abord à Tai-o-hae, à côté de celle des filles, et ce n’est que dernièrement, à la suite d’une escapade qu’ils firent ensemble, que toute l’étendue de l’île fut interposée entre les deux sexes. Mais Hatiheu a dû être un centre de missions important, depuis longtemps. Environ à mi-chemin de la baie, il n’y a pas moins de trois églises, groupées dans un bouquet de bananiers et d’ananas. Deux d’entre elles sont en bois : l’église primitive, à présent hors d’usage ; et une autre qui, pour quelque raison mystérieuse, n’a jamais été employée. L’église neuve est en pierre avec des tours jumelles, des murailles soutenues par des arcs-boutants et une façade entièrement sculptée. Le dessin, en lui-même, est bon, simple et pur de forme ; mais tout le caractère est dans les détails où l’architecte s’est métamorphosé en sculpteur. Il n’y a pas de mots pour décrire les anges qui montent la garde autour du portail (quoiqu’ils ressemblent terriblement à des archevêques ailés) et les chérubins, dans les coins, et les gargouilles représentant le bouc-émissaire, et le haut relief bizarre et plein de vie où saint Michel (le patron de l’artiste) met à mal Lucifer qui proteste ! Nous ne nous lassions pas de contempler cette imagerie si naïve, si amusante, et pourtant si artistique, dans le meilleur sens du mot, – dans le sens de l’invention, du goût, de l’expression. Je ne sais ce qui était le plus étrange : ou de trouver un édifice de cette valeur dans le coin d’une île barbare, ou de voir une construction si ancienne conserver un tel charme de nouveauté.
L’architecte, un frère lai français, qui est encore bien vivant et médite de nouvelles fondations, tire sûrement son origine de quelque maître-maçon de