Table
Première partie LES ÎLES MARQUISES CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
Deuxième partie LES PAUMOTU [14] CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
Troisième partie LES GILBERT CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
Quatrième partie LES GILBERT APEMAMA CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
R.L. Stevenson
Dans les mers du Sud
RÉCIT D’EXPÉRIENCES ET D’OBSERVATIONS FAITES DANS LES ÎLES MARQUISES. LES POMOTOU ET LES GILBERT. AU COURS DE DEUX CROISIÈRES SUR LE YACHT « LE CASCO » (1888) ET LE SCHOONER « L’ÉQUATEUR »
Traduit de l’anglais par M.-L. des Garets
Gallimard
© Editions Gallimard, 1920, pour la traduction française.
Robert Louis Stevenson est né en 1850 à Édimbourg. Son vrai nom était Lewis Balfour. Sa mauvaise santé l’empêcha de devenir ingénieur comme son père et son grand-père, et, au sortir de l’Université, il commença à écrire. Il fit le récit de voyages en France et publia en particulier un Voyage avec un âne dans les Cévennes. Il y rencontra d’ailleurs non seulement un âne, mais aussi une Américaine, de dix ans son aînée et qui était mariée, Fanny Osbourne. Quand elle eut divorcé, il s’embarqua pour l’Amérique, sur un bateau d’émigrants, et l’épousa en Californie.
Il publie en 1882 L’île au trésor, qui parait d’abord en feuilleton dans un journal pour enfants. Tout de suite, le roman apparaît comme un des plus beaux livres jamais écrits pour la jeunesse. Puis ce sera La Flèche noire et des poèmes pour les enfants.
Toujours à la recherche d’un climat favorable à sa santé, il se fixe un temps en Océanie, dans les îles Samoa. Sa propriété s’appelle Vailima. Les indigènes l’adorent et le surnomment Tusitala, le « diseur de contes ».
L’œuvre de Stevenson comporte de grands romans (Enlevé, Le Maître de Ballantrae), des poèmes, des récits de voyages, ses lettres de Vailima, des essais, du théâtre. C’est un des plus grands stylistes de la langue anglaise, et aussi un maître de la nouvelle, comme en témoigne le célèbre Dr. Jekyll and Mr. Hyde. Il est mort en 1894, après une vie qui fut un combat héroïque sans répit pour créer quelque chose, en dépit des souffrances et de la maladie.
Première partie
LES ÎLES MARQUISES
CHAPITRE PREMIER
L’abordage d’une île
Depuis près de dix ans, ma santé n’avait cessé de décliner ; et peu de temps avant d’entreprendre mon voyage, je croyais bien être arrivé au dernier acte de la vie et n’avoir plus rien à attendre que la garde-malade et l’entrepreneur des pompes funèbres. On me conseilla d’essayer des mers du Sud, et l’idée ne me déplut pas de traverser comme un fantôme, et porté comme un ballot, des sites qui m’avaient attiré quand j’étais jeune et bien portant. Je frétai donc la goélette du Dr Merrit, le Casco – soixante-quatorze tonnes –, mis à la voile de San Francisco, vers la fin de juin 1888, visitai les îles de l’Est et me trouvai, au début de l’année suivante, à Honolulu. Une fois là, manquant de courage pour retourner à ma vie de réclusion et à ma chambre de malade, je résolus de filer sous le vent sur une goélette marchande, l’Equateur, d’un peu plus de soixante-dix tonnes, passai quatre mois parmi les Atolls (îles basses de corail) du groupe Gilbert, et atteignis Samoa vers la fin de 1889. Entre-temps, l’habitude et la reconnaissance avaient commencé de m’attacher aux îles ; j’avais regagné les forces voulues ; je m’étais fait des amis, découvert des intérêts nouveaux ; le temps, au cours de mes voyages, avait passé comme dans les féeries : je décidai d’y rester. Je préparai ces pages en mer, au cours d’une troisième croisière, sur le steamer de commerce Janet-Nicoll. Si des jours suffisants me sont accordés, je les passerai là où, plus que partout ailleurs, m’apparurent la vie riante, et l’homme plein d’intérêt. Déjà les haches de mes noirs serviteurs creusent les fondations de ma future demeure ; et il faut que j’apprenne à me faire entendre de mes lecteurs du bord des plus lointaines mers…
Que j’aie annulé de la sorte le verdict du héros de Lord Tennyson est moins extraordinaire qu’il ne semble d’abord. Peu d’hommes quittent les îles, une fois qu’ils les ont connues ; ils laissent leurs cheveux blanchir aux lieux mêmes où ils abordèrent ; l’ombre des palmes et les vents alizés les éventent, jusqu’à ce qu’ils meurent, ayant peut-être caressé jusqu’au bout le rêve d’un retour au pays natal, rarement réalisé, plus rarement apprécié et plus rarement encore renouvelé. Aucune partie du monde n’exerce une attraction aussi puissante sur celui qui la visite ; ma tâche est de communiquer à ceux qui voyagent au coin de leur feu, quelque idée de sa séduction, et de décrire la vie, sur terre et sur mer, de centaines de milliers d’êtres, quelques-uns de notre sang et parlant notre langue, tous nos contemporains, et cependant, aussi loin de nous par leurs pensées et leurs coutumes que Rob-Roy ou Barberousse – les Apôtres, ou les Césars.
La première impression reste toujours unique. Le premier amour, le premier lever du soleil, le premier contact avec une île des mers du Sud sont des souvenirs à part, et ont ému en nous une sorte de virginité des sens. Le 28 juillet 1888, à 4 heures du matin, la lune avait disparu du ciel depuis une heure. À l’orient, un foyer rayonnant de clarté annonçait le jour, et plus bas, sur la ligne d’horizon, le rivage matinal se dessinait déjà, noir comme de l’encre. Nous savons tous, par oui-dire, avec quelle rapidité le jour parait et disparait sous ces basses latitudes. C’est un point sur lequel tous les touristes scientifiques ou sentimentaux sont d’accord, et qui a inspiré plus d’un beau poème. La durée, certainement, varie suivant les saisons ; mais voici un cas tel que je l’ai noté exactement. Bien que l’aube commençât de poindre vers 4 heures, le soleil ne se leva qu’à 6, et ce ne fut qu’à 5 h 1/2 que nous commençâmes à distinguer des nuages de l’horizon les îles attendues. Ainsi donc, 8 degrés sud et deux heures pour que le jour se lève ! Nous passâmes ce temps sur le pont, dans le silence de l’attente, l’émotion habituelle à l’atterrissage, rehaussée par l’étrangeté des rivages dont nous approchions. Lentement ils prenaient forme dans l’obscurité décroissante. Ua-huna, élevant son sommet tronqué, apparut la première par tribord avant ; presque sur la même perspective surgit notre lieu de destination, Nuka-hiva, enveloppée de nuages ; et, entre les deux, plus au sud, les premiers rayons du soleil éclairèrent les aiguilles de Ua-pu. Elles surgissaient sur la ligne d’horizon, comme les tours de quelque monstrueuse église surchargée d’ornements ; elles étaient là, debout, dans l’éclat radieux du matin, comme les signaux d’approches d’un monde de merveilles.
Pas un des passagers du Casco n’avait jamais mis les pieds dans les îles, ni ne connaissait, sauf par hasard, aucun de leurs dialectes ; et c’est, sans doute, avec un peu du plaisir anxieux qui fait tressaillir le cœur des explorateurs, à la veille des découvertes, que nous approchâmes de ces rivages pleins d’inconnu.
Le pays se soulevait en pics et en vallées profondes, s’affaissait en falaises qui l’arc-boutaient sur la mer ; cent modulations faisaient passer son coloris par toute une gamme de perle, de rose et d’olive et le tout était couronné de nuages opalescents. La fusion des teintes indéfinies trompait les yeux ; les ombres des nuages se confondaient avec les mouvements du terrain, et l’île, sous ce dais immatériel, scintillait et s’élevait en une seule masse devant nous. Pas un signal, pas une fumée de ville à attendre ; pas un pilote pour nous remorquer. Et cependant notre port était là, quelque part, dans cette pâle fantasmagorie de rochers et de nuages ; et non loin, plus à l’est, – seul point de repère donné – une pointe de terre appelée indifféremment cap d’Adam et d’Eve, ou cap Jacques et Jeanne, caractérisée par deux figures colossales, œuvres grossières de la nature. C’est elles que nous avions à trouver. Pour cela, nous peinâmes et interrogeâmes anxieusement l’horizon, jouant des longues-vues, discutant sur les cartes, et le soleil était bien au-dessus de nos têtes et la terre toute proche quand nous les découvrîmes. Pour un bateau arrivant, comme le Casco, par le Nord, elles ne présentaient, à la vérité, qu’une des moindres particularités d’une côte, en tout, remarquable : les vagues jaillissant très haut, bien au-dessus de sa base ; les montagnes étranges, austères, empanachées, s’élevant par-derrière ; et « Jacques et Jeanne » ou « Adam et Eve » suspendus comme une paire de verrues au-dessus des brisants.
De là, nous longeâmes la côte. Nous entendions, à bâbord, les explosions du ressac. Quelques oiseaux volaient et péchaient sous la proue du navire : seuls bruits, seuls rappels de vie, tant humaine qu’animale, dans toute cette partie de l’île. Emporté par son élan et par les mourantes brises, le Casco glissait entre les falaises, découvrait une crique, laissait entrevoir une plage et quelques arbres verts, et fuyait de nouveau, incliné sur la houle. À la distance d’où nous les regardions, les arbres semblaient des noisetiers, la plage ressemblait à n’importe quelle plage d’Europe ; plus loin, les formes des montagnes rappelaient, en plus petit, les formes des Alpes, et les forêts, qui élevaient leurs masses en rempart, formaient une excroissance à peine plus haute que nos bruyères d’Ecosse. De nouveau, la falaise s’entrouvrit, cette fois plus largement, et le Casco, porté par le vent, commença de glisser dans la baie d’Anaho. Les cocotiers – ces girafes du monde végétal, si pleins