suis qu’un homme ordinaire – ou pas même encore un homme –, les devoirs ordinaires me suffisent Je ne puis considérer que deux choses : une pauvre créature exposée au péril imminent et injuste d’une mort ignominieuse ; et les pleurs et les cris de sa femme qui me résonnent encore dans la tête. Je ne vais pas plus loin, mylord. C’est ainsi que je suis fait. Si le pays doit succomber, qu’il succombe. Et je prie Dieu, si c’est là de ma part un aveuglement obstiné, qu’il daigne m’éclairer avant qu’il ne soit trop tard.
Il m’avait écouté sans bouger, et resta de même encore un instant.
– Voilà un obstacle imprévu, fit-il, à haute voix, mais se parlant à lui-même.
– Et qu’est-ce que votre seigneurie va faire de moi ? demandai-je.
– Vous savez que si je voulais vous coucheriez en prison ?
– Mylord, j’ai couché en de pires endroits.
– Allons, mon garçon, reprit-il, une chose ressort clairement de notre entretien, c’est que je puis me fier à votre parole. Jurez-moi sur l’honneur que vous serez entièrement muet non seulement sur ce que nous avons dit ce soir, mais sur ce qui regarde l’affaire d’Appin, et je vous laisse aller librement.
– Je veux bien vous le jurer pour jusqu’à demain soir ou tout autre jour prochain qu’il vous plaira de me fixer. Ce n’est pas pour avoir l’air de jouer au plus fin ; mais si je vous donnais cette promesse sans rien spécifier, votre seigneurie aurait atteint son but.
– Je ne songeais aucunement à vous tendre un piège, dit-il.
– J’en suis bien assuré, repartis-je.
– Voyons, reprit-il, c’est demain dimanche. Venez me voir lundi matin à huit heures, et donnez-moi votre promesse pour jusque-là.
– Volontiers, mylord. Et au sujet de ce qui vous est échappé, je vous la donne pour aussi longtemps qu’il plaira à Dieu d’épargner vos jours.
– Vous remarquerez, dit-il encore, que je n’ai pas usé de menaces.
– J’ai reconnu là la noblesse de votre seigneurie. Mais je ne suis pas encore tout à fait assez naïf pour ne pas discerner la nature de celles que vous n’avez pas émises.
– Allons, fit-il, bonne nuit. Je vous souhaite de bien dormir, car je crois que pour ma part j’en serai incapable.
Là-dessus il poussa un soupir, prit un flambeau, et me reconduisit jusqu’à la porte de la rue.
V
Dans l’hôtel du procureur général
Le lendemain, dimanche 27 août, j’eus l’occasion, depuis si longtemps espérée, d’entendre plusieurs des fameux prédicateurs d’Édimbourg, qui m’étaient déjà familiers grâce aux éloges de M. Campbell. Hélas ! que n’étais-je plutôt à Essendean, assis devant la chaire du digne M. Campbell ! car le tumulte de mes pensées, qui me ramenaient continuellement à mon entretien avec Prestongrange, me privait de toute attention. J’étais en effet beaucoup moins touché par les raisonnements théologiques que par le spectacle des fidèles emplissant les églises, spectacle pareil à ce que je me figurais d’un théâtre, ou plutôt, vu mes dispositions d’esprit, d’une cour d’assises ; surtout à l’église de l’Ouest, avec ses trois étages de galeries, où j’allai dans le vain espoir de rencontrer miss Drummond.
Le lundi, je me livrai pour la première fois aux mains d’un barbier, et fus satisfait du résultat. Puis je me rendis chez le procureur général. Devant sa porte se montraient encore une fois les habits rouges des soldats, qui mettaient dans l’impasse une tache de couleur éclatante. Je cherchai des yeux la jeune dame et ses domestiques : on n’en voyait pas trace. Mais je ne fus pas plus tôt introduit dans cette espèce de cabinet ou d’antichambre, où j’avais passé des heures si fastidieuses le samedi, que j’aperçus dans un coin la haute silhouette de James More. Il semblait en proie à une pénible agitation, s’étirant les bras et les jambes, et laissant errer ses yeux çà et là sur les murs de la petite salle. Je sentis renaître ma pitié pour le sort de l’infortuné. Cette pitié, jointe à mon vif intérêt pour sa fille me poussèrent à l’aborder.
– Je vous souhaite le bonjour, monsieur, lui dis-je.
– Le bonjour à vous pareillement, monsieur, répondit-il.
– Vous avez rendez-vous avec Prestongrange ?
– Oui, monsieur, et je souhaite que votre affaire avec ce gentilhomme soit plus agréable que la mienne.
– J’espère du moins que la vôtre sera vite expédiée, car vous passez avant moi, il me semble.
– Non, tout le monde passe avant moi, fit-il, en haussant les épaules et tendant les mains vers le ciel. Ah, monsieur, les temps sont changés, car il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’en était pas ainsi quand le glaive pesait dans la balance, mon jeune monsieur, et quand les vertus du soldat faisaient vivre leur homme.
Il y avait dans la voix de l’individu une espèce de nasillement highlander qui me porta singulièrement sur les nerfs.
– Ma foi, monsieur MacGregor, lui dis-je, il me semble que la principale qualité pour un soldat est de savoir se taire et sa première vertu de ne jamais murmurer.
Il me fit une inclination en se croisant les bras sur la poitrine.
– Je m’aperçois que vous savez mon nom – bien que ce nom je n’aie pas le droit de m’en servir moi-même. Mais c’est inévitable : j’ai montré mon visage et crié mon nom trop souvent à la barbe de mes ennemis. Je ne dois pas m’étonner si l’un et l’autre sont connus de maintes personnes que je ne connais pas.
– Que vous ne connaissez pas le moins du monde, monsieur, repris-je, pas plus que n’importe qui ; mais si vous tenez à le savoir, c’est Balfour que je m’appelle.
– Le nom est honorable, répliqua-t-il avec politesse ; il est porté par beaucoup de gens comme il faut. Et maintenant que j’y repense, un jeune gentilhomme, votre homonyme, était chirurgien-major de mon bataillon, en 45.
– C’était, je crois, un frère de Balfour de Baith, dis-je, car j’étais alors ferré sur le major.
– C’est bien cela, monsieur, dit James More. Et puisque j’ai été le compagnon d’armes de votre parent, permettez-moi de vous serrer la main.
Il me donna une poignée de main cordiale et prolongée, tout en me considérant d’un air épanoui, comme s’il retrouvait un frère.
– Ah ! fit-il, les temps sont bien changés depuis que votre cousin et moi entendions siffler les balles à nos oreilles.
– C’était un cousin très éloigné, je pense, dis-je, d’un ton sec, et je vous dirai même que je ne l’ai jamais eu devant les yeux.
– Bon, bon, cela ne change rien. Quant à vous – je ne crois pas que vous vous y trouviez en personne, monsieur – je ne me rappelle vraiment pas votre figure, qui n’est cependant pas de celles qu’on oublie.
– En l’année dont vous parlez, monsieur MacGregor, je recevais la férule à l’école paroissiale.
– Si jeune ! s’écria-t-il. Oh ! alors, vous ne pouvez vous figurer ce que cette rencontre signifie pour moi. À l’heure de mon adversité, et ici dans la maison de mon ennemi, retrouver le sang d’un vieux frère d’armes – cela me rend du cœur, monsieur Balfour, tout comme les appels du pibroch highlander. Ah, monsieur, il est bien triste pour beaucoup d’entre nous ce retour en arrière, et il fait verser des larmes à certains. J’ai vécu dans mon pays comme un roi ; mon épée, mes montagnes et la foi de mes amis et parents me suffisaient. À présent, je gis dans un cachot infect ; et savez-vous bien, monsieur Balfour – continua-t-il en me prenant par le bras et m’entraînant à sa suite –, savez-vous, monsieur, que je manque du plus simple nécessaire ? La malice de mes ennemis m’a dépouillé entièrement de mes ressources. Je suis sous le coup, vous le savez, monsieur, d’une accusation inventée de toutes pièces, et dont je suis aussi innocent que vous. On n’ose pas me faire comparaître pour me juger, et en attendant on me tient en prison, dénué de tout. Ah ! si j’avais rencontré plutôt votre cousin, ou même son frère Baith ! L’un comme l’autre, j’en suis sûr, auraient été trop heureux de me secourir ; tandis qu’un étranger relatif comme vous…
Je rougirais de rapporter ici tout ce qu’il me lâcha encore de paroles quémandeuses, ou les réponses que je lui fis, aussi brèves que rogues. Il y avait des moments où j’étais tenté de lui fermer la bouche en lui jetant quelque menue monnaie ; mais je ne sais si ce fut par pudeur ou par fierté – pour moi-même ou pour Catriona – ou encore parce que je croyais ce père indigne de sa fille, ou à cause de l’antipathie que m’inspirait cette atmosphère de fausseté évidente qui émanait de sa personne – ce geste me fut totalement impossible. Et toujours il me débitait ses cajoleries, et toujours il me faisait arpenter la petite salle, trois pas aller, trois pas retour, et j’avais déjà, par quelques répliques très sèches, fort échauffé mon mendiant, sans toutefois réussir à le décourager, lorsque Prestongrange apparut sur le seuil et m’entraîna vivement dans son grand cabinet.
– J’en ai pour un instant à être occupé, me dit-il ; et afin de ne pas vous laisser à attendre les bras croisés, je vais vous présenter à mes trois aimables filles, dont peut-être vous aurez entendu parler, car elles sont, je crois, plus célèbres que leur papa. Par ici.
Il m’emmena à l’étage au-dessus, dans une autre pièce oblongue, où je vis une vieille dame anguleuse qui brodait au tambour, et trois jeunes filles, les plus jolies peut-être de l’Écosse, groupées devant une fenêtre.
– Je vous présente mon nouvel ami, M. Balfour, dit-il, en me tenant par le bras. David, je vous