Lettermore, au moment du coup fatal, débuta-t-il. Était-ce par hasard ?
– Par hasard, répondis-je.
– Comment êtes-vous entré en conversation avec Colin Campbell ?
– Je lui demandais mon chemin pour aller à Aucharn.
Je remarquai qu’il n’écrivait point cette réponse.
– Hum ! c’est vrai, fit-il. Je l’avais oublié. Mais savez-vous, monsieur Balfour, à votre place, j’insisterais le moins possible sur vos relations avec les Stewart. Cela risquerait d’embrouiller nos affaires. Je ne désire pas encore regarder ces détails comme essentiels.
– J’aurais cru, mylord, que tous les faits réels étaient d’égale importance en une pareille cause.
– Vous oubliez que nous jugeons des Stewart, répliqua-t-il, d’un ton très significatif. Si nous devions jamais en venir à vous juger, vous, ce serait tout différent ; et j’insisterais sur ces questions que je désire à présent effleurer. Mais reprenons : je vois ici dans la déposition de Mungo Campbell que vous êtes encouru aussitôt vers le haut de la colline. Pourquoi ?
– Pas aussitôt, mylord, et j’ai couru parce que je voyais l’assassin.
– Alors, vous l’avez vu ?
– Aussi nettement que je vois votre seigneurie, mais pas d’aussi près.
– Vous le connaissez ?
– Non, mais je le reconnaîtrais.
– Dans votre poursuite, vous n’avez donc pas réussi à le rattraper ?
– Je n’ai pas réussi.
– Était-il seul ?
– Il était seul.
– Il n’y avait personne d’autre dans le voisinage ?
– Alan Breck Stewart était dans un petit bois peu éloigné.
Le procureur général reposa sa plume.
– Je crois, dit-il, que nous jouons aux propos interrompus, et vous verrez que cet amusement finira mal pour vous.
– Je me borne à suivre le conseil de votre seigneurie, en répondant à ce qu’on me demande.
– Vous ferez bien de réfléchir pendant qu’il en est temps encore. J’ai beau vous traiter avec la plus grande sollicitude, vous ne semblez pas l’apprécier, et vous risquez de la rendre vaine par votre défaut de prudence.
– J’apprécie votre sollicitude, mais elle me semble faire fausse route, répliquai-je d’une voix défaillante, car je sentais que nous étions enfin aux prises. Je suis venu vous exposer certains renseignements, afin de vous convaincre qu’Alan reste entièrement étranger au meurtre de Glenure.
Le procureur général resta un moment indécis, les lèvres pincées et fixant sur moi des yeux de chat en colère.
– Monsieur Balfour, dit-il enfin, je vous préviens tout net que vous prenez une voie peu conforme à votre intérêt personnel.
– Mylord, dis-je, je suis aussi éloigné que votre seigneurie de songer dans cette affaire à mes intérêts personnels. Dieu m’en est témoin, je n’ai qu’un but, c’est d’obtenir que justice soit rendue et l’innocent absous. Si en poursuivant ce but je viens à encourir la disgrâce de votre seigneurie, je la supporterai de mon mieux.
À ces mots il se leva de son fauteuil, alluma un second flambeau, et resta une minute à me regarder fixement. Je vis avec surprise un sérieux profond se répandre sur ses traits, et je crois même qu’il pâlit un peu.
– Vous êtes ou bien très naïf, ou au plus haut degré l’inverse, dit-il, et je vois qu’il me faut agir avec vous plus ouvertement. C’est ici une cause politique – eh oui, monsieur Balfour, que cela nous plaise ou non, la cause est politique – et je tremble en songeant aux suites qu’elle peut avoir. Une cause politique, j’ai à peine besoin de le rappeler à un jeune homme de votre éducation, nous l’envisageons d’un tout autre point de vue que si elle était simplement criminelle. La maxime Salus populi suprema lex peut occasionner de grands abus, mais elle a cette force que l’on retrouve seulement dans les lois de la nature : j’entends qu’elle a force de nécessité. Je vous développerai ce point, si vous m’y autorisez, un peu plus au long. Vous voudriez me faire croire…
– Avec votre permission, mylord, je ne voudrais vous faire croire que ce que je puis prouver, interrompis-je.
– Ta ta ta ! mon jeune gentilhomme, soyez un peu moins pointilleux et laissez un homme qui pourrait à tout le moins être votre père user de son langage imparfait, et exprimer ses humbles conceptions, même si elles ont le malheur de ne pas concorder avec celles de M. Balfour. Vous voudriez me faire croire, dis-je, à l’innocence de Breck. J’y attache d’autant moins d’importance que nous ne pouvons mettre la main sur lui. Mais l’innocence de Breck n’est pas un sujet limité à Breck lui-même. Une fois admise, elle ferait tomber toutes les présomptions qui se dressent contre un tout autre criminel : contre un homme vieilli dans la trahison, qui a par deux fois déjà pris les armes contre son roi et par deux fois obtenu son pardon ; un fauteur de désordre, et, qu’il ait ou non tiré lui-même le coup de feu, le principe indubitable du forfait en question. Inutile d’ajouter que je parle de James Stewart.
– Et c’est précisément pour affirmer l’innocence d’Alan et celle de James que je suis venu trouver en particulier votre seigneurie, et cette innocence je suis prêt à l’établir par mes témoignages lors du procès.
– À quoi je répondrai aussi précisément, monsieur Balfour, que, dans ce cas, votre témoignage ne sera pas requis par moi, et je vous prie instamment de vous en abstenir.
– Vous êtes à la tête de la justice dans ce pays, m’écriai-je, et vous me proposez un crime !
– Je suis un homme qui consacre tous ses soins aux intérêts de ce pays, répliqua-t-il, et je vous impose une nécessité politique. Le patriotisme n’est pas toujours moral au sens strict du mot. Vous devriez en être heureux, il me semble : c’est là votre salut même ; les faits parlent hautement contre vous ; et si je m’efforce encore de vous détourner d’un lieu très dangereux, c’est en partie bien entendu parce que je ne suis pas insensible à l’honnêteté de votre démarche ; en partie à cause de la lettre de Pilrig ; mais c’est aussi et surtout parce que je fais passer dans cette affaire mon devoir politique avant mon devoir judiciaire. Je vous le répète aussi franchement : voilà pourquoi je n’ai pas besoin de votre témoignage.
– Je ne voudrais pas avoir l’air de faire un mot, alors que je ne fais qu’exprimer l’évidence de notre position, repris-je. Mais si votre seigneurie n’a pas besoin de mon témoignage, l’autre partie, je pense, serait fort désireuse de l’obtenir.
Prestongrange se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large.
– Vous n’êtes pas tellement jeune, dit-il, que vous ne deviez vous rappeler très bien l’an 45 et la commotion qui secoua tout le pays[9]. Je lis dans la lettre de Pilrig que vous êtes attaché à l’Église et à l’État. Or, qui les a sauvés en cette année fatale ? Je ne parle pas de Son Altesse Royale ni de ses canons, qui furent des plus utiles en leur temps ; car le pays a été sauvé et la bataille gagnée avant même que Cumberland marchât sur Drummossie. Qui l’a sauvé ? je le répète ; qui a sauvé la religion protestante et tout le corps de nos institutions civiles ? Le feu lord président Culloden, d’une part : il a joué un rôle viril et il en a été bien peu récompensé – tout comme moi, que vous voyez devant vous, toutes mes énergies bandées vers le même but, et dont la seule récompense sera la conscience du devoir accompli. Outre le président, qui encore ? Vous connaissez la réponse aussi bien que moi : c’est quasi un scandale, et vous-même en commençant y avez fait une allusion que j’ai relevée. Cet autre sauveur fut le Duc avec le grand clan des Campbell. Or, voici un Campbell traîtreusement assassiné, et cela dans le service du roi. Le Duc et moi sommes Highlanders. Mais nous sommes des Highlanders civilisés, et il n’en va pas de même pour la grande masse de nos familles et de nos clans. Ceux-là sont restés sauvages dans leurs qualités et dans leurs défauts. Ils sont encore barbares, autant que les Stewart ; mais les Campbell l’ont été pour la bonne cause, et les Stewart pour la mauvaise. Et maintenant soyez juge. Les Campbell réclament vengeance. S’ils ne l’obtiennent pas – si ce James échappe – ils nous créeront des difficultés. Il y aura, autrement dit, des troubles dans les Highlands, qui sont mécontents et fort loin d’être désarmés : le désarmement est une farce…
– Là-dessus je suis bien de votre avis, interrompis-je.
– Ces troubles dans les Highlands feraient le bonheur de notre vieil et vigilant ennemi, poursuivit sa seigneurie, qui brandissait l’index tout en marchant ; et je vous donne ma parole que nous reverrions un nouveau 45 avec les Campbell de l’autre côté. Pour épargner la vie de ce Stewart – que condamnent par ailleurs une demi-douzaine d’autres charges, en dehors de celle-ci – prétendez-vous jeter votre pays dans la guerre, mettre en danger la foi de vos pères, et exposer la vie et la fortune de combien de milliers d’innocents ?… Ce sont là des considérations qui pour moi l’emportent, et qui j’espère ne l’emporteront pas moins pour vous, monsieur Balfour, si vous êtes un ami de votre pays, du bon ordre et de la vraie religion.
– Vous me parlez en toute franchise, et je vous en remercie, répliquai-je. Je vais de mon côté essayer de vous rendre la politesse. Je crois que votre règle de conduite est juste. Je crois que ces hauts devoirs s’imposent à votre seigneurie ; je crois que vous en avez chargé votre conscience en prêtant serment pour les hautes fonctions que vous exercez. Mais à moi, qui ne