la conscience tranquille. Tout d’abord je lus, car le petit cabinet où l’on m’avait introduit renfermait un assortiment de livres. Mais j’ai bien peur d’avoir lu sans grand profit ; de plus, comme le temps était couvert, le crépuscule tomba de bonne heure, et mon cabinet n’étant éclairé que par une fenêtre des plus exiguës, je me vis finalement obligé de renoncer à cette distraction de pis-aller, et tout le temps que j’attendis encore s’écoula dans le plus lourd désœuvrement. Un bruit de conversation dans la pièce voisine, les agréables sons d’un clavecin, et à un moment la voix d’une dame qui chantait furent seuls à me tenir compagnie.
J’ignore l’heure qu’il pouvait être, mais il faisait nuit depuis longtemps, lorsque la porte de mon cabinet s’ouvrit et j’aperçus, se détachant sur un fond éclairé, un homme de haute taille qui s’arrêta sur le seuil. Je me levai aussitôt.
– Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? interrogea-t-il. Qui est là ?
– Je suis porteur d’une lettre que le laird de Pilrig envoie au lord procureur général, répondis-je.
– Y a-t-il longtemps que vous attendez ?
– Je préfère ne pas chercher à savoir depuis combien d’heures.
– C’est la première nouvelle que j’en entends, répliqua-t-il, avec un petit rire. Les laquais vous auront oublié. Mais enfin vous tombez bien, car je suis Prestongrange.
En disant ces mots, il passa devant moi pour gagner la pièce voisine où il me fit signe de le suivre ; et là, ayant allumé une bougie, il prit place devant un secrétaire. La salle était oblongue, de bonnes proportions, entièrement garnie de livres. Cette minuscule tache de lumière perdue dans un angle faisait ressortir la belle prestance et le visage volontaire de mon hôte. Il était rouge, l’œil humide et luisant, et je m’aperçus qu’avant de s’asseoir il tituba quelque peu. Il venait sans nul doute de souper copieusement, mais il restait tout à fait maître de sa raison et de sa langue.
– Allons, monsieur, asseyez-vous, me dit-il, et voyons la lettre de Pilrig.
Il la parcourut d’abord négligemment, et leva les yeux en me saluant lorsqu’il rencontra mon nom ; mais je crus voir son attention redoubler vers les derniers mots qu’il relut par deux fois. On devine bien que pendant ce temps le cœur me battait, car je venais de franchir le Rubicon et d’arriver en plein sur le champ de bataille.
– Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Balfour, dit-il, quand il eut fini. Permettez-moi de vous offrir un verre de bordeaux.
– Avec votre permission, mylord, je ne crois pas que cela me serait bon, répliquai-je. Je suis venu ici, comme cette lettre a dû vous l’apprendre, pour une affaire qui me concerne assez gravement ; et n’étant guère habitué au vin, je craindrais de le mal supporter.
– Libre à vous, dit-il. Mais si vous le permettez, je ferai quand même venir une bouteille pour moi.
Il pressa sur un timbre, et comme par enchantement un valet de pied parut, apportant vin et verres.
– Bien sûr, vous ne trinquez pas avec moi ? demanda le procureur général. Allons, je bois à notre plus ample connaissance ! En quoi puis-je vous être utile ?
– Je dois peut-être commencer par vous déclarer, mylord, que je suis venu ici sur votre invitation expresse.
– Vous avez donc un avantage sur moi, car j’avoue que je vous ignorais complètement jusqu’à ce soir.
– C’est exact, mylord, mon nom vous est en effet nouveau. Et néanmoins vous êtes depuis quelque temps déjà extrêmement désireux de faire ma connaissance, et vous l’avez déclaré en public.
– Mettez-moi plutôt sur la voie, fit-il. Je ne suis pas Daniel.
– Il suffira sans doute de vous dire, repris-je, que si j’étais d’humeur à plaisanter – ce qui est loin d’être le cas – rien ne m’empêcherait de réclamer deux cents livres à votre seigneurie.
– À quel titre ?
– À titre de récompense offerte pour ma personne.
Il repoussa son verre définitivement, et se redressa dans son fauteuil où jusque-là il était resté allongé.
– Que voulez-vous dire ? fit-il.
– Un garçon grand et vigoureux d’environ dix-huit ans, citai-je. Parle avec l’accent du Lowland. Barbe, néant.
– Je reconnais ces termes, dit-il, lesquels, si vous êtes venu ici dans la malencontreuse intention de vous gausser, pourraient bien devenir des plus préjudiciables à votre sûreté.
– Mon présent but, repris-je, est des plus sérieux, puisqu’il implique une question de vie ou de mort, et vous m’avez entendu exactement. Je suis le garçon qui parlait avec Glenure quand celui-ci fut tué.
– Je dois donc croire, en vous voyant ici, que vous vous prétendez innocent ?
– La conclusion est évidente. Je suis un très loyal sujet du roi George, mais si j’avais quoi que ce fût à me reprocher, je n’aurais pas eu l’audace de m’aventurer dans votre antre.
– J’en suis bien aise, dit-il. Ce crime infâme, monsieur Balfour, est de nature à ne permettre aucune indulgence. Ce sang a été versé traîtreusement. Il a été versé en opposition directe à Sa Majesté et à tout l’appareil de nos lois, par ceux qui sont leurs adversaires notoires et publics. J’attache à ceci la plus haute importance. Je ne nierai pas que je considère ce crime comme dirigé personnellement contre Sa Majesté.
– Et malheureusement, mylord, ajoutai-je, d’un ton un peu sec, dirigé personnellement aussi contre un autre grand personnage qu’il est inutile de nommer.
– Si vos paroles signifient quelque chose ; je dois vous déclarer que je les considère comme indignes d’un bon sujet ; si elles étaient prononcées en public, je ne les laisserais pas passer ainsi. Vous ne semblez pas vous rendre compte de la gravité de votre situation, sans quoi vous prendriez mieux garde de ne pas l’empirer par des mots qui visent l’intégrité de la justice. La justice, dans ce pays, et entre mes humbles mains, ne fait pas acception de personnes.
– Vous me donnez trop de part dans mon propre langage, mylord. Je n’ai fait que répéter les propos courants du pays, que j’ai entendus partout sur mon chemin et prononcés par des gens de toutes opinions.
– Lorsque vous aurez acquis plus de discernement vous saurez qu’on ne doit pas écouter de tels propos, et moins encore les répéter. Mais je vous absous de la mauvaise intention. Ce noble seigneur, que nous honorons tous, et qui a été touché au plus profond par cette nouvelle barbarie, est trop haut placé pour que ces injures l’atteignent. Le duc d’Argyll – vous voyez que je suis franc avec vous – prend la chose à cœur comme moi, et comme nous y sommes tenus l’un et l’autre par nos fonctions judiciaires et le service de Sa Majesté ; et je souhaiterais que tout le monde, dans cette triste époque, fût également pur de vindicte familiale. Mais du fait que c’est un Campbell qui est tombé victime de son devoir – et quel autre qu’un Campbell se serait exposé ainsi ? Je puis le dire, moi qui ne suis pas un Campbell – et puisqu’il se trouve que le chef de cette noble maison est aujourd’hui (pour notre plus grand bien) à la tête du ministère de la Justice, les esprits étroits et les langues malveillantes se donnent libre cours dans tous les cabarets du pays ; et j’estime qu’un jeune gentilhomme comme M. Balfour est bien mal avisé de se faire leur écho. – Il avait parlé jusque-là sur un ton oratoire, comme s’il eût été au tribunal, mais il reprit alors des façons de gentilhomme. – Tout cela entre parenthèses, ajouta-t-il. Il ne vous reste plus qu’à m’apprendre ce que je dois faire de vous.
– Je croyais que ce serait plutôt moi qui l’apprendrais de votre seigneurie, répliquai-je.
– Exact, reprit le procureur général. Mais, voyez-vous, c’est avec de bonnes recommandations que vous vous présentez à moi. Cette lettre (et il la souleva un instant de la table) porte le nom d’un brave et honnête whig ; et – extra-judiciairement, monsieur Balfour – il reste toujours la possibilité d’un accommodement. Je vous le dis, et je vous le dis d’avance, afin que vous soyez mieux sur vos gardes, votre sort dépend de moi uniquement. Dans une affaire de ce genre (soit dit sauf respect) je suis plus puissant que la Majesté royale ; et si vous me contentez – et si bien entendu vous satisfaites ma conscience – dans la suite de notre entretien, je vous affirme que celui-ci peut rester entre nous.
– Que voulez-vous dire ? demandai-je.
– Eh bien, je veux dire ceci, monsieur Balfour, que si vous me donnez satisfaction, pas une âme n’aura besoin de savoir même que vous êtes venu chez moi ; et vous remarquerez que je n’appelle pas mon greffier.
Je vis où il voulait en venir.
– Je suppose, dis-je, qu’il est inutile que personne soit informé de ma visite, encore que je ne voie pas exactement ce que je gagne par là. Je ne rougis pas du tout d’être venu ici.
– Et vous n’en avez aucune raison, dit-il, comme pour m’encourager. Et vous n’avez pas non plus à en redouter les conséquences.
– Mylord, repris-je, permettez-moi de vous dire que je ne me laisse pas facilement effrayer.
– Et je n’ai certes pas la moindre intention de vous effrayer. Mais passons à l’interrogatoire ; et laissez-moi vous avertir de ne rien avancer en dehors des questions que je vais vous poser. Cela pourrait influer directement sur votre sûreté. J’ai une discrétion considérable, c’est vrai ; mais elle a des bornes.
– Je tâcherai de suivre le conseil de votre seigneurie.
Il étala sur la table une feuille de papier, où il inscrivit un en-tête.
– Vous étiez, paraît-il, présent, au bord de la route, dans le bois de