me sentais envahi par la crainte d’une embuscade, lorsque j’aperçus Alan, qui revenait d’avoir suivi James, et s’avançait tout seul parmi les dunes. Son uniforme de soldat, qu’il portait comme toujours, lui donnait fort belle prestance, mais je ne pus m’empêcher de frémir en songeant que cet habit ne lui servirait guère, s’il venait à être pris, jeté dans une embarcation, et porté à bord du Seahorse, comme déserteur, rebelle, et de plus condamné pour assassinat.
– Le voilà, dis-je, le voilà celui qui plus que tous a le droit de l’ouvrir ; ou bien ce sera vous, s’il le juge convenable.
Là-dessus je l’appelai par son nom, et nous nous dressâmes pour qu’il nous vît mieux.
– Mais dans ce cas – dans le cas d’une nouvelle honte – la supporterez-vous ? me demanda-t-elle, en me considérant d’un œil inquiet.
– On m’a déjà posé une question de ce genre, lorsque je venais de vous rencontrer pour la première fois, répliquai-je. Et quelle fut ma réponse ? Que si je vous aimais comme je le croyais – et combien je vous aime encore davantage ! – je vous épouserais au pied de l’échafaud.
Son visage s’empourpra, et elle se rapprocha de moi pour me prendre la main et me serrer sur son cœur. Ce fut dans cette posture que nous attendîmes Alan.
Il s’approcha de nous avec un singulier sourire.
– Qu’est-ce que je vous avais dit, David ? fit-il.
– Il y a temps pour tout, Alan, répliquai-je, et c’est l’heure d’être sérieux. Quel est le résultat de votre course ? Vous pouvez tout dire devant notre amie.
Il me répondit :
– J’ai fait une course inutile.
– Nous avons donc été plus heureux que vous, repris-je, et voici du moins un cas important dont je vous fais juge. Voyez-vous ce navire ? – Et je le lui désignai. – C’est le Seahorse, capitaine Palliser.
– Je l’ai bien reconnu, fit Alan. Il m’a donné assez de tintouin quand il était stationné dans le Forth. Mais qu’est-ce qui lui a pris de venir si près de terre ?
– Je vous dirai d’abord ce qu’il est venu faire. Il est venu pour apporter cette lettre à James More. Quand au motif qu’il a de rester après l’avoir livrée, et pourquoi un de ses officiers se cache dans les dunes, et s’il est ou non vraisemblable que cet officier soit seul – c’est à vous que je le demande !
– Une lettre à James More ? fit-il.
– Exactement.
– Eh bien, moi je vous dirai autre chose. La nuit dernière, pendant que vous dormiez sur vos deux oreilles, j’ai entendu notre homme converser en français avec quelqu’un, et puis la porte de l’auberge s’est ouverte et refermée.
– Mais, Alan ! m’écriai-je, vous avez dormi toute la nuit, je suis prêt à en jurer.
– À votre place je ne me fierais pas trop au sommeil d’Alan. Mais ceci a mauvais air. Voyons la lettre.
Je la lui tendis.
– Catriona, fit-il, vous m’excuserez, chère amie ; mais il ne s’agit de rien moins que de mes jolis os, et je vais être forcé de la décacheter.
– C’est tout ce que je demande, fit Catriona.
Il l’ouvrit, la parcourut, et brandit le poing au ciel.
– Le puant blaireau ! fit-il. Et il fourra le papier dans sa poche. Allons, rassemblons nos effets. C’est la mort qui m’attend ici. Et il se mit en marche vers l’auberge.
Ce fut Catriona qui parla la première.
– Il vous a vendu ? interrogea-t-elle.
– Oui, vendu, ma chère, fit Alan. Mais grâce à vous et à Dieu, je lui échapperai. Vite, que je retrouve mon cheval !
– Il faut que Catriona nous accompagne, repris-je. Elle n’a plus rien à faire avec cet homme. Elle va se marier avec moi.
À ces mots elle pressa ma main sur son cœur.
– Oh, oh ! vous en êtes là ? fit Alan, avec un regard en arrière. C’est la meilleure besogne que vous ayez encore accomplie tous les deux. Et je dois dire, ma foi, que vous faites un couple bien assorti.
Le chemin que nous suivîmes nous fit passer tout près du moulin, et j’aperçus caché derrière un homme en pantalon de matelot, qui surveillait les alentours. Mais, bien entendu, nous le prîmes à revers.
– Voyez, Alan ! fis-je.
– Chut ! fit-il. Cela me regarde.
L’homme était sans doute un peu étourdi par le tic-tac du moulin, et il ne s’aperçut de notre présence que quand nous fûmes tout auprès de lui. Alors il se retourna. C’était un gros garçon au teint d’acajou.
– Je crois, monsieur, fit Alan, que vous parlez anglais.
– Non, monsieur, fit-il en français, avec un accent abominable.
– Non, monsieur, s’écria Alan, le contrefaisant. C’est ainsi qu’on vous apprend le français sur le Seahorse ? Eh bien, attrape, espèce de gros malotru, ton postérieur connaîtra ma botte écossaise.
Et sans lui laisser le temps de s’échapper, il bondit sur lui, et lui décocha un coup de pied qui l’étendit à plat. Puis, avec un sourire féroce, il le regarda se relever, et décamper à travers les dunes.
– Allons, il est grand temps que je quitte ces lieux déserts, fit Alan. Et il se remit en chemin, courant de toute sa vitesse, et toujours suivi de nous deux, vers la porte de derrière de l’auberge.
Juste comme nous entrions par cette porte, nous nous trouvâmes face à face avec James More qui entrait par l’autre.
– Vite ! dis-je à Catriona, vite ! montez faire vos paquets ; ce n’est pas votre place ici.
Cependant James et Alan s’étaient rejoints au milieu de la salle. Elle passa auprès d’eux pour gagner l’escalier, et après avoir gravi quelques marches, elle se retourna, mais sans s’arrêter, pour les regarder encore. Et certes ils valaient la peine d’être vus. Dans cette rencontre Alan avait pris son maintien le plus gracieux et le plus poli, mais son air était en même temps fort belliqueux, si bien que James More flaira la menace cachée, comme on sent le feu dans une maison, et il se tint prêt à toute occurrence.
Le temps pressait. Dans la situation d’Alan, avec autour de lui cette solitude peuplée d’ennemis, César lui-même eût tremblé. Mais loin de s’en émouvoir, ce fut selon ses habitudes de raillerie familière qu’Alan ouvrit l’entretien.
– Bonjour, monsieur Drummond, fit-il. Quelle affaire vient donc de vous occuper là-bas ?
– C’est une affaire privée, et qui serait trop longue à vous conter, répliqua James More. Nous pouvons attendre pour cela d’avoir soupé.
– Je n’en suis pas aussi sûr que vous, reprit Alan. J’ai dans l’idée que c’est l’instant ou jamais d’en parler. Sachez que M. Balfour et moi nous avons reçu un mot qui nous force à partir.
Je lus de la surprise dans les yeux de James, mais il se contint.
– Pour vous en empêcher, je n’ai qu’un mot à vous dire, et ce mot a trait à mon affaire.
– Eh bien, dites. Et ne vous occupez pas de Davie.
– C’est une affaire qui peut nous enrichir tous les deux.
– En vérité ?
– Oui, monsieur. Il s’agit tout bonnement du trésor de Cluny.
– Ah bah ! vous savez quelque chose ?
– Je connais l’endroit, monsieur Stewart, et je puis vous y mener.
– C’est le bouquet ! Allons, j’ai bien fait de venir à Dunkerque. Ainsi donc, c’était là votre affaire ? Et nous partageons par moitié, je suppose ?
– C’est bien cela, monsieur.
– Bon, bon, fit Alan. Puis, sur le même ton d’un intérêt naïf : Cela n’a rien à voir avec le Seahorse, alors ?
– Avec quoi ? s’écria James.
– Ou avec le matelot dont je viens de botter les fesses là derrière le moulin ? poursuivit Alan. Taisez-vous donc ! assez de mensonges. J’ai dans ma poche la lettre de Palliser. Vous êtes brûlé après cela, James More. Jamais plus vous n’oserez vous montrer devant des gens propres.
James en fut désarçonné. Livide, il resta muet une seconde, puis se redressa bouillant de colère.
– Est-ce à moi que vous parlez, bâtard ? beugla-t-il.
– Ignoble porc ! s’écria Alan. Il lui décocha en pleine figure un retentissant soufflet, et en un clin d’œil leurs épées s’entrechoquèrent.
Au premier heurt de l’acier, j’eus un mouvement de recul instinctif. Me souvenant que c’était le père de la jeune fille, et en quelque sorte le mien, je dégainai et m’élançai pour les séparer.
– Arrière, David ! Êtes-vous fou ? Arrière, de par le diable ! hurla Alan. Vous ne voulez pas ? Eh bien que votre sang retombe sur votre tête !
Par deux fois je rabattis leurs épées. Rejeté contre la muraille, je m’interposai de nouveau entre eux. Sans s’occuper de moi, ils se chargeaient en furieux. Je n’ai jamais compris comment j’ai pu éviter d’être écharpé ou de blesser l’un de ces deux Rodomonts. La scène se déroulait autour de moi comme un rêve. Tout à coup un grand cri jaillit de l’escalier, et Catriona s’élança devant son père. Au même instant la pointe de mon épée rencontra quelque chose qui céda. Je la ramenai rougie. Je vis couler du sang sur le foulard de la jeune fille, et je restai anéanti.
– Allez-vous le tuer sous mes yeux ? Je suis sa fille après tout ! s’écria-t-elle.
– Non, ma chère, j’en ai fini avec lui, dit Alan. Et il alla s’asseoir sur une table, les bras croisés et l’épée nue au poing.
Un instant elle demeura devant son père, haletante, les yeux exorbités ; puis se retournant soudain, elle lui cria :
– Partez ! emmenez votre honte loin de ma vue ! Laissez-moi avec les gens propres. Je suis une fille d’Alpin ! Honte des fils d’Alpin, partez !
Elle prononça ces mots avec une passion telle que j’en oubliai l’horreur de mon