je désirais et qui valent quelque chose : je ne veux pas qu’on m’embrasse par repentir.
– Qu’allez-vous penser de cette misérable fille ? reprit-elle.
– Ce que je viens de m’évertuer à vous dire ! Que vous ferez mieux de me laisser là, moi que vous ne pouvez rendre plus malheureux, pour vous occuper de James More, votre père, avec qui vous allez sans nul doute avoir maille à partir.
– Oh ! quel sort de devoir courir le monde seule avec un tel homme ! s’écria-t-elle ; et elle se ressaisit d’un grand effort. Mais ne vous tourmentez plus de cela, reprit-elle. Il ignore ce que j’ai dans le cœur. Il me paiera cher ce qu’il a fait aujourd’hui ; oh oui, il me le paiera cher !
Elle s’apprêta à retourner sur ses pas, et j’allai pour l’accompagner. Sur quoi elle fit halte.
– Laissez-moi seule, me dit-elle. C’est toute seule que je dois le voir.
Un bon moment j’errai par les rues, furieux et me répétant qu’il n’y avait pas dans toute la chrétienté de garçon plus abusivement traité que moi. J’étouffais de colère, je n’arrivais pas à reprendre ma respiration ; il me semblait qu’il n’y avait pas dans tout Leyde assez d’air pour mes poumons, et que j’allais m’asphyxier comme au fond de la mer. Je m’arrêtai à un coin de rue pour rire de moi une minute entière, et je ris si fort qu’un passant me dévisagea, ce qui me rappela à moi-même.
– Allons, pensai-je, il y avait assez longtemps que j’étais dupe. Il fallait que cela finît. Voilà une bonne leçon qui doit m’apprendre à n’avoir rien à faire avec ce maudit sexe qui a causé la perte de l’homme au commencement et qui en fera autant jusqu’à la fin. Dieu sait que je n’étais pas trop malheureux avant de la connaître ; Dieu sait que je serai peut-être de nouveau heureux quand je ne la verrai plus.
Le principal pour moi, c’était de les voir partir. Je m’attachai farouchement à cette idée ; et peu à peu, avec une sorte de joie mauvaise, je me mis à réfléchir à la piètre existence qu’ils mèneraient quand David Balfour ne serait plus leur vache à lait ; et là-dessus, à ma grande surprise, mes dispositions se modifièrent du tout au tout. J’étais encore en colère ; je la détestais toujours ; et cependant je croyais me devoir à moi-même de l’empêcher de souffrir.
Cette considération me ramena tout droit à la maison. Je trouvai à la porte les malles faites et ficelées, tandis que le père et la fille portaient sur leurs traits les signes d’une récente dispute. Catriona ressemblait à une poupée de bois ; James More respirait avec force, il avait le visage plaqué de taches blanches et le nez froncé. Dès mon entrée, la jeune fille lui adressa un regard ferme, net et sombre, que je m’attendis presque à voir suivre d’un coup de poing. Ce geste était plus méprisant qu’un ordre, et je fus surpris de voir James More l’accepter. D’évidence il venait de trouver à qui parler, et je compris que la jeune fille n’était pas aussi douce que je le croyais, et que l’homme avait plus de patience que je ne lui en avais attribué.
Il parla enfin, en m’appelant monsieur Balfour, et récitant une leçon évidente ; mais il n’alla pas bien loin, car dès qu’il se mit à enfler pompeusement la voix, Catriona l’interrompit :
– Je vais vous exposer, moi, ce que James More veut dire, fit-elle. Il veut dire que nous venons à vous en mendiants, et que nous ayons mal agi avec vous, et que nous avons honte de notre ingratitude et de notre mauvaise conduite. À cette heure nous désirons partir et emporter votre pardon ; et mon père a si mal conduit sa barque que nous ne pouvons le faire sans une fois de plus vous demander l’aumône. Car voilà ce que nous sommes, pour tout dire : des mendiants et des solliciteurs.
– Avec votre permission, Miss Drummond, répliquai-je, il faut que je parle à votre père en particulier.
Sans ajouter un mot, elle passa dans sa chambre dont elle claqua la porte.
– Vous l’excuserez, monsieur Balfour, dit James More. Elle n’a aucun tact.
– Je ne suis pas ici pour discuter ce point avec vous, ripostai-je, mais bien pour en finir avec vous. Et dans ce but je dois vous parler de votre situation. Or, monsieur Drummond, je connais vos affaires de plus près que vous n’y comptiez. Je sais que vous aviez de l’argent à vous tandis que vous m’en empruntiez. Je sais que vous en avez reçu depuis que vous êtes ici, à Leyde, mais que vous l’avez caché même à votre fille.
– Je vous avertis de faire attention. Je n’en supporterai pas davantage, lança-t-il. J’en ai assez d’elle et de vous. Ah ! quel maudit métier que d’être père ! On a employé à mon égard des expressions… Et s’interrompant, il reprit en se posant la main sur la poitrine : Monsieur, ce cœur, qui est celui d’un soldat et d’un père, a été outragé sous ces deux rapports – et je vous avertis de faire attention.
– Si vous m’aviez laissé continuer, répliquai-je, vous auriez su que je parlais pour votre bien.
– Ah ! mon cher ami, exclama-t-il, je vois que je pouvais compter sur votre générosité.
– Mais laissez-moi donc parler ! repris-je. Le fait est que je n’ai pu arriver à découvrir si vous êtes riche ou pauvre. Mais j’ai dans l’idée que vos ressources, mystérieuses ou non, n’en sont pas moins au total insuffisantes ; or, je ne veux pas que votre fille manque du nécessaire. Soyez bien certain que si j’osais lui parler directement je ne songerais pas un seul instant à vous confier la chose, car je vous connais comme ma poche et toutes vos vantardises de langage ne sont pour moi que du vent. Néanmoins je pense qu’à votre façon vous aimez votre fille, et c’est là-dessus que je me fonderai pour vous faire plus ou moins confiance.
Là-dessus je convins avec lui qu’il me rendrait compte de ses faits et gestes ainsi que du bien-être de sa fille, moyennant quoi je lui servirais une modeste pension.
Il m’écouta jusqu’au bout très attentivement ; et lorsque j’eus fini, s’écria :
– Mon cher ami, mon cher fils, c’est là ce que vous avez encore fait de plus beau ! Je vous obéirai avec la loyauté d’un soldat…
– Taisez-vous donc avec cela ! fis-je. Vous m’avez amené au point que le seul mot de soldat me donne la nausée. Voici notre affaire réglée ; à présent je sors pour ne rentrer que dans une demi-heure, et j’espère trouver alors mes appartements purgés de votre présence.
Je leur donnai tout leur temps ; je craignais surtout de revoir Catriona, car les larmes et la faiblesse étaient prêtes dans mon cœur, et je me faisais de ma colère une sorte de point d’honneur. Une heure environ passa : le soleil était couché, une mince faucille de jeune lune le remplaçait dans l’Occident rouge ; des étoiles se montraient déjà dans l’Est, et lorsque je rentrai enfin dans mon appartement, la nuit bleue l’emplissait. J’allumai une chandelle et passai en revue les chambres. Dans la première il ne restait pas même de quoi rappeler le souvenir de ceux qui avaient disparu ; mais dans un coin de la seconde j’aperçus un petit tas d’objets qui me mit le cœur sur les lèvres. Elle avait en partant laissé derrière elle tout ce qu’elle avait reçu de moi. Ce fut pour moi le coup le plus amer, peut-être parce que c’était le dernier auquel je m’attendais ; je me jetai sur cette pile de vêtements et me livrai à des extravagances que je n’ose rapporter.
Tard dans la nuit, par une forte gelée, et claquant des dents, je me ressaisis un peu et me mis à réfléchir. La vue de ces pauvres robes, de ses rubans et de ses colifichets m’était insupportable : si je voulais recouvrer quelque calme d’esprit, il me fallait m’en débarrasser avant le jour. Mon premier mouvement fut de faire du feu et de les brûler ; mais j’ai toujours été d’une nature opposée au gaspillage, d’une part, et d’autre part, brûler ces objets qui l’avaient touchée de si près, me semblait de la barbarie. Avisant un buffet d’angle je me résolus à les y enfermer. L’opération me prit beaucoup de temps, car je les pliais maladroitement peut-être, mais avec beaucoup de soin ; et parfois je pleurais au point de les laisser tomber. Tout courage m’avait abandonné ; j’étais plus las qu’après une course de plusieurs milles, et brisé comme si j’avais reçu des coups. Soudain, comme je pliais un foulard qu’elle portait quelquefois autour de son cou, je vis qu’il y manquait un angle, coupé avec des ciseaux. Comme je le lui avais fait remarquer souvent, ce foulard était d’une très jolie teinte ; un jour qu’elle le portait, je lui avais même dit, par manière de badinage, qu’elle portait mes couleurs. J’eus un rayon d’espérance, et un flot de douceur m’inonda ; mais au bout d’un instant je me replongeais dans la détresse. Car je retrouvai l’angle manquant tout chiffonné et jeté à part dans un autre coin de la pièce.
Mais en raisonnant, je repris quelque espoir. C’était dans un accès d’enfantillage qu’elle avait coupé cet angle ; il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle l’eût ensuite rejeté ; et je me sentis enclin à attacher plus d’importance au premier geste qu’au second, et à me réjouir de ce qu’elle eût conçu l’idée de ce souvenir,