avait enfin compris.
Je passai toute la journée à mes cours ou en quête d’un nouveau logis ; et quoique l’heure de notre promenade coutumière me parût tristement vide, je me réjouis tout compte fait de voir mon chemin déblayé, la jeune fille sous la garde de qui de droit, son père satisfait, ou du moins consentant, et moi-même libre de poursuivre honorablement mes amours. Au souper, comme à tous nos autres repas, ce fut James More qui fit les frais de la conversation. Il racontait bien, mais malheureusement il était impossible de le croire. D’ailleurs, je parlerai bientôt de lui plus au long. Le repas terminé, il se leva, prit son grand manteau, et il me sembla qu’il me regardait, en disant que ses affaires l’appelaient au-dehors. Je crus qu’il m’invitait ainsi à partir également, et me levai ; aussitôt la jeune fille, qui m’avait à peine dit bonjour à mon entrée, se mit à me faire de grands yeux comme pour m’interdire de bouger. Je restai entre eux deux comme un poisson hors de l’eau, à les regarder alternativement ; ni l’un ni l’autre ne paraissait me voir : elle considérait le parquet, tandis que lui boutonnait son manteau. Mon embarras s’en accrut démesurément. Cette indifférence affectée révélait chez elle une colère toute prête à éclater. De sa part à lui j’y vis un symptôme des plus alarmants : persuadé qu’une tempête allait en sortir, et courant au plus pressé, je m’approchai de lui et me livrai pour ainsi dire entre ses mains.
– Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur Drummond ? lui demandai-je.
Il étouffa un bâillement, où je vis une nouvelle ruse.
– Ma foi, monsieur David, répondit-il, puisque vous avez l’obligeance de me le proposer, vous pourriez me montrer le chemin d’une certaine taverne (qu’il me nomma) où j’espère rencontrer quelques anciens compagnons d’armes.
Il n’en fallait pas plus : je pris mon chapeau et mon manteau pour l’accompagner.
– Quant à vous, dit-il, à sa fille, vous ferez mieux d’aller vous coucher. Je rentrerai tard, et vous connaissez le proverbe : Tôt couchées et tôt levées les jolies filles ont de plus beaux yeux.
Puis il l’embrassa très affectueusement, et me poussa vers la porte. Il le fit à dessein, me sembla-t-il, pour m’empêcher de prendre congé d’elle. Je remarquai toutefois qu’elle ne me regarda même pas, ce que j’attribuai à la crainte que lui inspirait James More.
La taverne en question était assez éloignée. Tout au long du chemin il m’entretint de sujets qui ne m’intéressaient en aucune façon, et arrivé à la porte, il me congédia avec de vaines cérémonies. De là, je gagnai mon nouveau gîte, où je n’avais même pas une cheminée pour me chauffer, et où je restai en la seule compagnie de mes pensées. Celles-ci étaient encore assez brillantes ; je n’avais pas la moindre idée que Catriona fut indisposée contre moi ; je nous considérais comme fiancés ; je croyais que nous avions vécu dans une intimité trop fervente, et prononcé des paroles trop définitives, pour en arriver à nous séparer, surtout à cause de simples mesures nécessitées par la prudence. Mon principal souci était de me voir un beau-père tout différent de ce que j’aurais choisi ; et aussi de savoir si je devais lui parler bientôt, car c’était là une question épineuse à divers points de vue. En premier lieu, lorsque je songeais à mon extrême jeunesse, je rougissais jusqu’aux oreilles, et j’étais presque tenté d’y renoncer ; et toutefois si je les laissais quitter Leyde sans me déclarer, je pouvais la perdre à jamais. Puis, en deuxième lieu, il me fallait tenir compte de notre situation fort irrégulière, et de la faible satisfaction que j’avais donnée à James More le matin. Je conclus, en somme, que l’attente ne nuirait pas, mais que je n’attendrais pas trop longtemps ; et le cœur allégé, je me glissai entre mes draps froids.
Le lendemain, comme James More semblait assez disposé à se plaindre au sujet de ma chambre, je lui offris d’en compléter le mobilier ; et revenant du cours, l’après-midi, accompagné de commissionnaires chargés de tables et chaises, je trouvai la jeune fille à nouveau laissée à elle-même. À mon entrée, elle m’accueillit poliment mais se retira aussitôt dans sa chambre, dont elle ferma la porte. Quand j’eus disposé mes meubles, payé et renvoyé les hommes, je crus qu’en les entendant sortir elle accourait aussitôt pour me parler. Après une brève attente je frappai à sa porte et l’appelai :
– Catriona !
Je n’avais pas prononcé le mot que la porte s’ouvrit, avec une telle promptitude qu’elle devait se tenir derrière aux aguets. Elle resta devant moi tout à fait tranquille, mais elle avait un air indéfinissable qui décelait un grand trouble.
– Allons-nous encore nous passer de notre promenade, aujourd’hui ? balbutiai-je.
– Je vous remercie, répliqua-t-elle. Je ne tiens plus guère à me promener, maintenant que mon père est revenu.
– Mais il me semble qu’il est lui-même sorti en vous laissant seule, fis-je.
– Voilà une parole aimable, reprit-elle.
– Je n’y ai pas mis de mauvaise intention. Qu’avez-vous donc, Catriona ? Que vous ai-je fait pour que vous soyez ainsi fâchée contre moi ?
– Je ne suis pas du tout fâchée contre vous, me répondit-elle, en détachant toutes les syllabes. Je serai toujours reconnaissante à mon ami de ce qu’il a fait pour moi ; je serai toujours son amie autant qu’il dépendra de moi. Mais à présent que mon père James More est revenu, c’est différent, et je crois que nous avons dit et fait de certaines choses qu’il vaudra mieux oublier. Mais je serai toujours votre amie autant qu’il dépendra de moi… si ce n’est pas trop… Non que vous vous en souciez ! Mais je ne voudrais pas que vous me jugiez trop sévèrement. Vous me l’avez bien dit que j’étais trop jeune pour être conseillée, et j’espère que vous voudrez bien vous souvenir que je n’étais qu’une enfant. Je ne voudrais pas perdre votre amitié, en tout cas.
En commençant ce discours elle était très pâle, mais avant la fin son visage et jusqu’au tremblement de sa bouche réclamaient de moi la couleur. En la voyant devant moi couverte de honte, je compris alors pour la première fois quel tort immense j’avais eu de mettre cette enfant dans une telle situation, à laquelle elle s’était laissée prendre dans un instant de faiblesse.
– Miss Drummond, lui dis-je ; mais je m’arrêtai et repris : je voudrais que vous puissiez lire dans mon cœur. Vous y verriez que mon respect n’a pas diminué. Si c’était possible je dirais même qu’il a augmenté. Ceci n’est que le résultat de l’erreur que nous avons commise. Cela devait arriver, et mieux vaut n’en plus rien dire. Tant que nous vivrons ici, je vous promets que je n’y ferai plus allusion : je voudrais vous promettre aussi que je n’y penserai plus, mais c’est là un souvenir qui me sera toujours cher. Et à propos d’ami, vous en avez en moi un qui voudrait mourir pour vous.
– Je vous remercie, répondit-elle.
Nous restâmes un moment silencieux, et ma tristesse égoïste commença de prendre le dessus ; car je voyais enfin tous mes beaux rêves aboutir à une chute navrante, je voyais mon amour perdu, je me voyais à nouveau seul au monde comme au début.
– Allons, repris-je, nous serons toujours amis, voilà une chose certaine. Mais c’est quand même une sorte d’adieu que nous nous disons ; j’aurai beau connaître encore miss Drummond, je dis ici adieu à Catriona.
Je la regardai, et j’eus un instant l’illusion de la voir grandir et s’auréoler de lumière. Là-dessus je dus perdre la tête, car je l’invoquai de nouveau par son nom et je fis un pas vers elle, en lui tendant les bras.
Elle se recula, comme si je l’avais frappée, le visage enflammé ; mais le sang monta moins vite à ses joues qu’il ne reflua vers mon cœur à cette vue. Accablé de remords et de détresse, je ne trouvai pas de mots pour m’excuser, mais m’inclinai très bas devant elle, et sortis, la mort dans l’âme.
Cinq jours environ se passèrent sans amener aucun changement. Je ne la voyais guère plus qu’aux heures des repas, et cela bien entendu en la présence de James More. Si nous restions seuls un instant je me faisais un point d’honneur de me comporter avec plus de réserve que jamais et de multiplier les marques de respect, car je gardais toujours dans l’esprit l’image de la jeune fille se reculant devant moi toute enflammée de honte, et dans le cœur plus de tendresse pour elle que je ne saurais le dire. J’étais fort ennuyé pour moi-même, je n’ai pas besoin de le répéter, d’être tombé de mon haut et plus que de mon haut en quelques instants ; mais à vrai dire j’étais presque aussi ennuyé pour la jeune fille, et cela tout en regrettant de n’éprouver de colère contre elle que par accès passagers. Sa cause était juste ; elle n’était qu’une enfant, elle s’était trouvée dans une position fausse ; et si elle m’avait leurré comme elle s’était leurrée elle-même, on ne pouvait guère s’en étonner.
Par ailleurs elle était maintenant fort seule. Son père, quand il était là, se montrait assez aimable pour elle, mais il se laissait facilement détourner d’elle par ses affaires et ses plaisirs ; il la négligeait sans marquer de repentir ; et passait ses nuits à courir les tavernes lorsqu’il avait de l’argent, ce qui arrivait avec une fréquence incompréhensible pour moi. Même, dans la durée de ces quelques jours, il manqua un repas, et cette fois-là nous en