j’ai fait.
– J’attendrai pour cela de mieux connaître l’obligation que je vous ai.
– Soit, mais il me semble que vous n’avez qu’à ouvrir les yeux pour vous en rendre compte. Votre enfant était abandonnée, elle se trouvait jetée en pleine Europe avec tout au plus deux shillings, et sans connaître deux mots d’aucune des langues qu’on y parle : voilà, je dois le dire, un charmant procédé ! Je l’ai amenée ici. Je lui ai donné le nom et l’affection d’une sœur. Tout ceci n’a pas été sans m’occasionner des déboires, mais je les passe sous silence. C’étaient là des services dus à une jeune personne dont j’honore le caractère ; et je crois que ce serait aussi un charmant procédé si j’allais chanter ses louanges à son père !
– Vous êtes un jeune homme, commença-t-il.
– Vous me l’avez déjà dit, fis-je avec beaucoup de chaleur.
– Vous êtes un homme très jeune, répéta-t-il, ou sinon vous auriez compris la signification de votre démarche.
– Vous en parlez fort à votre aise, lui lançai-je. Hé ! que pouvais-je faire d’autre ? Il est vrai que j’aurais dû prendre à mon service une femme pauvre et honnête pour l’avoir en tiers avec nous, mais je vous affirme que j’y pense pour la première fois ! Mais où l’aurais-je trouvée, moi étranger à la ville. Et laissez-moi vous faire remarquer à mon tour, monsieur Drummond, que j’aurais dû pour cela débourser de l’argent. Car voici exactement où nous en sommes, j’ai été contraint de payer pour votre négligence ; et il n’y a rien d’autre à en dire, sinon que vous avez été assez peu aimant et assez négligent pour égarer votre fille.
– Quand on vit dans une maison de verre on ne jette pas de pierres au voisin, dit-il ; et quand nous aurons achevé d’examiner la conduite de miss Drummond, nous pourrons porter un jugement sur son père.
– Mais je refuse, moi, de prendre cette attitude, répliquai-je. L’honneur de miss Drummond est bien au-dessus de tout examen, comme son père devrait le savoir. Le mien aussi, et c’est moi qui vous l’affirme. Il ne nous reste que deux moyens d’en sortir. L’un est que vous m’exprimiez vos remerciements comme il sied entre gentilshommes, et que ce soit fini. L’autre (si vous êtes assez difficile pour ne vous point déclarer satisfait) c’est de me payer ce que j’ai dépensé et qu’il n’en soit plus question.
Il fit un geste de la main comme pour me calmer.
– Là, là, fit-il. Vous allez trop vite, monsieur Balfour. Il est heureux que j’aie appris à me montrer patient. Et vous oubliez, je crois, que je n’ai pas encore vu ma fille.
À ce discours et au changement que j’aperçus dans les allures de notre homme aussitôt que le mot d’argent eut été prononcé entre nous, je repris quelque confiance.
– Je croyais que ce serait plus convenable – si vous voulez bien excuser mon sans-gêne de m’habiller en votre présence – que je m’en aille d’abord et que vous la voyez seule.
– Je n’en attendais pas moins de vous, répliqua-t-il, avec une politesse marquée.
C’était un bon symptôme, et en me rappelant l’impudente mendicité de notre homme chez Prestongrange, je commençai à relever la tête. Résolu à poursuivre mon avantage, je lui dis :
– Si vous avez l’intention de séjourner quelque temps à Leyde, cette chambre est toute à votre disposition ; je n’aurai pas de peine à en trouver une autre pour moi, et ce sera le meilleur moyen de réduire le déménagement au minimum, puisque je serai seul à le faire.
– Ma foi, monsieur, répliqua-t-il en bombant la poitrine, je ne rougis point de la pauvreté qui m’est advenue au service de mon roi ; je ne vous cacherai pas que mes affaires sont en très mauvais état ; et, pour le moment, il me serait bien impossible d’entreprendre un voyage.
– Jusqu’à ce que vous ayez l’occasion de communiquer avec vos amis, repris-je, peut-être sera-t-il convenable pour vous (et j’en serai moi-même honoré) de vous considérer comme mon invité ?
– Monsieur, dit-il, devant une offre aussi cordiale, je ne puis m’honorer davantage qu’en imitant votre franchise. Votre main, monsieur David ; vous êtes doué du caractère que j’estime le plus : vous êtes de ceux-là dont un gentilhomme peut accepter une faveur sans que cela tire à conséquence. Je suis un vieux soldat, continua-t-il, en considérant la chambre d’un air assez dégoûté, et vous n’avez pas à craindre que je vous sois un fardeau. Trop souvent j’ai mangé sur le bord du fossé, et bu à ce même fossé, sans avoir d’autre toit que la pluie.
– Je dois vous dire, fis-je, que c’est vers cette heure-ci que l’on nous apporte nos déjeuners de la taverne. Si vous le voulez, je vais y aller maintenant avertir que l’on ajoute un couvert pour vous et qu’on retarde le repas d’une heure, ce qui vous donnera le temps de causer avec votre fille.
À ces mots, je crus voir ses narines se dilater.
– Oh ! une heure, fit-il, c’est peut-être beaucoup. Mettons une demi-heure, monsieur David, ou même vingt minutes, cela suffira très bien. Et à ce propos, ajouta-t-il, en me retenant par mon habit, qu’est-ce que vous buvez le matin, de la bière ou du vin ?
– À vous dire vrai, monsieur, je ne bois tout simplement que de l’eau claire.
– Ta, ta, ta, vous vous abîmerez l’estomac, à ce régime, croyez-en un vieux routier. L’eau-de-vie de chez nous est peut-être ce qu’il y a de plus sain ; mais à son défaut on peut se contenter de vin du Rhin ou de Bourgogne blanc.
– Je veillerai à ce que vous en soyez pourvu.
– Allons, très bien, nous finirons par faire un homme de vous, monsieur David !
En ce moment-là, je songeais peut-être un peu au singulier beau-père qu’il ferait, mais je ne me souciais pas de lui autrement ; toutes mes pensées se concentraient sur sa fille : je résolus de l’avertir un peu de la visite qu’elle allait recevoir. Je m’approchai donc de sa porte et, frappant sur le panneau, lui criai :
– Miss Drummond, voici enfin votre père qui est arrivé.
Puis je m’en allai faire ma commission, ayant ainsi (grâce à deux mots) singulièrement compromis mes affaires.
XXVI
À trois
Étais-je vraiment si blâmable, ou méritais-je plutôt la pitié ? Je laisse à autrui d’en juger. Encore qu’assez grande, ma sagacité faiblit à l’égard des dames. Il est vrai qu’au moment où je réveillai Catriona, je pensais surtout à l’effet produit sur James More, et pour une raison similaire, lorsque je fus revenu auprès de lui et que nous nous attablâmes à déjeuner, je continuai de traiter la demoiselle avec déférence et réserve, ce qui, je le crois encore, était le plus sage. Son père avait jeté le doute sur l’innocence de notre amitié, et c’était mon premier devoir de dissiper ce doute. Mais il y a aussi une excuse pour Catriona. Nous nous étions livrés à une scène de tendre passion, mêlée de réciproques caresses ; je l’avais rejetée loin de moi avec véhémence ; en pleine nuit je l’avais appelée à haute voix d’une chambre à l’autre ; elle avait passé des heures à veiller et à pleurer ; et il n’est pas croyable que je fusse resté absent de ses pensées d’oreiller. Lorsque, après cela, elle s’entendit éveiller avec un cérémonial inaccoutumé, sous le nom de miss Drummond, et qu’elle se vit traitée désormais avec beaucoup de déférence et de réserve, elle tomba dans une erreur complète sur la nature de mes sentiments intimes : elle s’abusa même au point d’aller s’imaginer que je me repentais et que je m’efforçais de me dégager d’elle.
Le malentendu qui s’éleva entre nous paraît avoir été celui-ci : alors que dès l’instant où je jetai les yeux sur le grand chapeau de James More je pensai uniquement à lui, à son retour et à ses soupçons, elle s’en préoccupa si peu qu’elle les remarqua à peine, et tous ses soucis et ses actes se rapportèrent à ce qui s’était passé entre nous la nuit précédente. Cela s’explique, d’un côté par l’innocence et la hardiesse de son caractère, et de l’autre par la raison que James More, ayant si mal réussi dans son entretien avec moi, ou s’étant vu fermer la bouche par mon invitation, ne lui dit pas un mot sur ce sujet. Au déjeuner, conséquemment, il s’avéra bientôt que nous étions en désaccord. Je m’attendais à lui voir porter des habits à elle ; au lieu de cela je la vis, comme si elle ignorait son père, vêtue des meilleurs que je lui avais achetés, et qu’elle croyait le plus à mon goût. Je m’attendais à la voir imiter mon affectation de réserve, et se montrer d’une exacte correction ; au lieu de cela je la vis animée, quasi égarée, les yeux pleins d’un feu extraordinaire, m’appelant par mon petit nom avec une tendresse quasi suppliante, et tâchant de deviner et mes pensées et mes désirs, à l’instar d’une épouse qui craint les soupçons.
Mais cela ne dura guère. En la voyant si insouciante de ses propres intérêts, que j’avais compromis et que je m’efforçais à présent de sauvegarder, je redoublai en guise de leçon la froideur de mon attitude. Mais plus je me reculais, plus elle se rapprochait ; plus je devenais strictement poli, plus elle trahissait l’étroitesse de notre intimité, si bien que son père lui-même, s’il eût été moins occupé à manger, se serait aperçu du contraste. Nous en étions là quand soudain elle se transforma du tout au tout, et je me dis, avec beaucoup de soulagement, qu’elle