donc des mendiants ? s’écria-t-elle. Vous aussi ? Oh, c’est tout ce que je pouvais désirer ! Comme je suis heureuse de vous acheter à déjeuner ! Mais ce serait plus drôle si j’avais dû danser pour vous procurer à manger ! Car je crois qu’ils ne sont pas très familiarisés avec nos danses, par ici, et ils auraient peut-être payé pour les voir.
Je lui aurais donné volontiers un baiser pour cette bonne parole, un baiser non pas d’amour mais de pure admiration. Car cela enthousiasme toujours un homme de voir une femme vaillante.
Nous achetâmes une jatte de lait à une femme de la campagne qui ne faisait que d’arriver à la ville, et à un boulanger un morceau d’excellent pain, tout chaud et odorant, que nous mangeâmes tout en poursuivant notre chemin. Cette route qui mène de Delft à La Haye s’étend sur cinq milles en une avenue ombragée d’arbres, avec un canal d’un côté et de superbes pâturages de l’autre. Ici du moins le pays était agréable.
– Et maintenant, David, dit-elle, qu’allez-vous faire de moi ?
– Nous allons en parler, et le plus tôt sera le mieux. Je peux aller chercher de l’argent à Leyde ; cela ira tout seul. Mais l’ennui c’est de savoir que faire de vous jusqu’à la venue de votre père. J’ai cru voir hier soir que vous sembliez peu disposée à vous séparer de moi.
– Je fais plus que de sembler, fit-elle.
– Vous n’êtes qu’une toute jeune fille, et je ne suis, moi, qu’un bien jeune garçon. Voilà une grave difficulté. Comment allons-nous faire ? À moins peut-être de vous faire passer pour ma sœur ?
– Et pourquoi pas ? Si vous voulez bien que je le sois.
– Oh, je voudrais bien que vous le soyez en réalité, m’écriai-je. Je serais fier d’avoir une sœur comme vous. Mais il y a un hic : vous vous appelez Catriona Drummond.
– Eh bien, je m’appellerai Catriona Balfour. Qui le saura ? On ne nous connaît pas ici.
– Si vous croyez la chose convenable. J’avoue que cela me rend perplexe. J’aurais trop de regrets de vous avoir mal conseillée.
– David, je n’ai ici d’autre ami que vous.
– À vrai dire, je suis trop jeune pour être votre ami. Je suis trop jeune aussi pour vous conseiller, comme vous pour être conseillée par moi. Je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre, et pourtant je tenais à vous avertir.
– Il ne me reste pas le choix. Mon père James More n’en a pas trop bien agi avec moi, et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. Je vous tombe sur les bras comme un sac de farine, et je ne puis que m’en remettre à votre bon plaisir. Si vous voulez bien de moi, c’est parfait. Si vous n’en voulez pas (elle se rapprocha de moi pour me poser la main sur le bras), David, vous me faites peur.
– Ne craignez rien, je devais seulement vous avertir… commençai-je ; puis je me ressouvins que c’était moi qui tenais la bourse, et que ce n’était pas le moment de faire le difficile. Catriona, repris-je, ne vous y méprenez pas : je cherche simplement à faire mon devoir envers vous, petite fille ! Me voici seul en route vers cette ville étrangère, où je serai un étudiant solitaire ; et voici que la chance s’offre à moi de vous garder un moment avec moi, comme une sœur ; vous ne pouvez manquer de comprendre, ma chère, que j’aimerais vous avoir ?
– Eh bien, mais je suis ici. La chose est réglée d’avance.
Je l’admets, c’était mon devoir de parler plus clairement. Je sais que ce fut là de ma part une grave infraction à l’honneur, et je me félicite de n’en avoir pas été puni davantage. Mais je me rappelais combien sa susceptibilité avait été éveillée par cette allusion à un baiser que renfermait la lettre de Barbara ; maintenant qu’elle dépendait de moi, comment aurais-je été plus hardi ? En outre, à vrai dire, je ne voyais pas d’autre moyen plausible pour me débarrasser d’elle. Et j’avoue que la tentation était forte.
Un peu après La Haye, elle se mit à boiter et ce fut à grand-peine qu’elle vint à bout de terminer le trajet. Par deux fois elle dut se reposer sur le bord du chemin, mais elle s’en excusa gentiment et se déclara la honte du Highland et de la race qui lui avait donné le jour, aussi bien qu’un encombrement pour moi. Elle ajouta que ce n’était pas sa faute, car elle était peu habituée à marcher chaussée. Je voulus lui faire ôter ses souliers et ses bas pour continuer pieds nus. Mais elle me représenta que les femmes de ce pays, même sur les routes de l’intérieur, se montraient toutes chaussées.
– Il ne faut pas que mon frère puisse rougir de moi, fit-elle, d’un air fort enjoué, malgré le démenti que lui donnait son visage.
Il y a dans cette ville où nous nous rendions un parc aux allées sablées de sable fin, où les ramures entrelacées formaient une voûte touffue, et qu’embellissaient des berceaux de verdure. Ce fut là que je laissai Catriona, pour aller seul me mettre en quête de mon correspondant. Arrivé chez lui, j’usai de mon crédit, et le priai de m’indiquer un gîte convenable et tranquille. Mon bagage n’étant pas encore arrivé, je le priai de vouloir bien se porter garant de moi auprès des gens de la maison ; et j’ajoutai que ma sœur étant venue pour un moment partager mon logis, il me faudrait deux chambres. Tout cela était fort joli, mais par malheur M. Balfour, qui dans sa lettre de recommandation était entré dans beaucoup de détails, n’y faisait aucune mention de ma sœur. Cela rendit mon Hollandais extrêmement perplexe ; et me regardant par-dessus les bords d’une grosse paire de besicles – il était lui-même piètrement bâti, et me faisait songer à un lapin malade – il me soumit à un interrogatoire serré.
Je fus pris de terreur. Supposons, me disais-je, qu’il admette mon histoire, supposons qu’il invite ma sœur à venir chez lui, et que je la lui amène. J’aurais un bel embrouillamini à tirer au clair, et je réussirais peut-être en fin de compte à nous déshonorer tous les deux. Aussi m’empressai-je de lui dépeindre ma sœur comme étant un caractère fort timide : elle craignait tellement de voir de nouvelles figures que je l’avais laissée provisoirement dans un lieu public. Et alors, embarqué sur le fleuve du mensonge, il me fallut suivre la loi commune en pareille circonstance, et m’y enfoncer plus avant que de raison. J’ajoutai quelques détails tout à fait superflus sur la mauvaise santé de miss Balfour durant son enfance et sur la vie retirée qu’elle menait depuis. Au beau milieu de ces contes ma sottise m’apparut, et je rougis jusqu’aux oreilles.
Loin de s’y laisser prendre, le vieux gentleman manifestait plutôt le désir de se débarrasser de moi. Mais c’était avant tout un homme d’affaires, et il trouvait mon argent bon à prendre : sans trop se préoccuper de ma conduite, il eut la complaisance extrême d’envoyer son fils avec moi pour me guider à la recherche d’un logis et me servir de répondant. Cela m’obligeait à présenter le jeune homme à Catriona. La pauvre chère enfant, convenablement remise par son repos, se conduisit à la perfection : elle prit mon bras et m’appela son frère avec plus d’aisance que je n’en mis à lui répondre. Mais il survint une anicroche : s’imaginant bien faire, elle se montra assez aimable envers mon Hollandais ; et je dus m’avouer que miss Balfour avait bien vite surmonté sa timidité. Il y avait de plus la différence de nos langages. Je parlais comme dans le Lowland, en traînant les mots ; elle prononçait l’anglais comme on le fait dans la montagne, assez agréablement, mais avec une correction grammaticale plutôt médiocre, si bien que pour un frère et une sœur nous faisions un couple fort disparate. Mais le jeune homme n’était qu’un balourd, dépourvu même de l’esprit nécessaire pour voir qu’elle était belle, ce qui lui valut mon mépris. Et dès qu’il nous eut procuré un abri pour nos têtes, il nous rendit le service encore plus grand de nous quitter.
XXIV
Ce qu’il advint d’un exemplaire d’Heineccius
Notre logement se trouvait à l’étage d’une maison adossée à un canal. Il comprenait deux chambres, et il fallait passer par la première pour entrer dans la seconde ; chacune d’elles possédait une cheminée à feu ouvert ; et comme elles étaient situées du même côté de la maison, leurs fenêtres à toutes deux donnaient également vue sur la cime d’un arbre planté au-dessous de nous dans une cour, sur un bout de canal et sur des maisons d’architecture hollandaise que dominaient sur l’autre bord un clocher d’église. Dans ce clocher était suspendue toute une ribambelle de cloches qui faisaient une harmonie délicieuse ; et dès que le soleil se montrait il brillait en plein dans nos deux chambres. Une taverne toute proche nous fournissait une nourriture supportable.
Le premier soir nous étions tous les deux fort fatigués, elle surtout. Nous n’échangeâmes pas de discours, et je l’envoyai se coucher aussitôt qu’elle eut mangé. Le matin venu, mon premier soin fut d’envoyer un mot à Sprott pour lui réclamer les malles, et un billet à Alan adressé chez son chef ; puis, les deux plis dépêchés et le déjeuner de Catriona servi, je l’éveillai. Je fus un peu confus lorsque je la vis s’avancer dans son unique costume, et avec la boue du chemin sur ses bas. L’enquête