lettres de mon ami félon, mais une ou deux de M. Campbell alors qu’il était en ville à l’Assemblée, et pour compléter tout ce qui me fut jamais écrit, le petit mot de Catriona, et les deux que j’avais reçus de Miss Grant, l’un quand j’étais sur le Bass et l’autre à bord de ce navire même. Mais pour ce qui était de cette dernière, je n’y songeai pas sur le moment.
J’étais dans un tel état de sujétion à la volonté de mon amie que peu m’importait ce que je faisais, ni même presque si j’étais en sa présence ou non ; elle s’était emparée de moi comme une sorte de fièvre lente qui brûlait continuellement dans mon sein, nuit et jour, et endormi comme éveillé. Il arriva donc qu’après être allé à l’avant du bateau, à l’endroit où l’étrave élargie refoulait les vagues, je fus moins pressé de retourner auprès d’elle qu’on ne pouvait l’imaginer ; et je prolongeai même mon absence afin de varier mon plaisir. Je ne pense pas être d’un naturel fort épicurien ; mais j’avais jusqu’alors rencontré si peu d’agrément dans ma vie que l’on me pardonnera peut-être d’insister là-dessus plus qu’il ne convient.
Lorsque je retournai auprès d’elle j’eus comme l’impression pénible de quelque chose de cassé, tant elle me restitua le paquet avec froideur.
– Vous les avez lues ? fis-je ; et ma voix me parut ne pas avoir son intonation tout à fait naturelle, car je me creusais la tête pour chercher ce qui pouvait l’indisposer contre moi.
– Aviez-vous l’intention de me les faire lire toutes ? demanda-t-elle.
Je lui répondis par un « oui » défaillant.
– Les dernières aussi ? reprit-elle.
Je compris alors où nous en étions, mais je ne voulus pas lui mentir.
– Je vous les ai données toutes sans arrière-pensée, fis-je, en supposant bien que vous les liriez. Je ne vois de mal dans aucune.
– C’est donc que je suis faite autrement que vous, répliqua-t-elle. Je remercie Dieu de cette différence. Ce n’était pas une lettre à me montrer. Ce n’était même pas une lettre à écrire.
– Il me semble que vous parlez de votre amie, Barbara Grant ?
– Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait une amie, fit-elle, reproduisant mes paroles.
– Ne serait-ce pas plutôt parfois l’amitié qui est imaginaire ? m’écriai-je. Croyez-vous réellement que ce soit juste de me reprocher quelques lignes qu’une tête à l’évent m’a écrites sur un bout de papier ? Vous savez vous-même avec quel respect je me suis toujours conduit – et je ne m’en serais jamais départi.
– Et nonobstant vous allez jusqu’à me montrer cette lettre ! Je ne veux pas de pareils amis. Je saurai très bien m’en passer, monsieur Balfour, d’elle – ou de vous.
– Voici de belle reconnaissance !
– Je vous suis très obligée. Je vous prierai d’emporter vos… lettres. Elle semblait ne pouvoir prononcer le mot, comme s’il se fût agi d’un luron.
– Vous ne me le répéterez pas deux fois, répliquai-je. Et, rassemblant le tas, je m’avançai de quelques pas vers l’avant, et les jetai à la mer, de toutes mes forces. Durant les quelques minutes qui suivirent je m’y serais jeté aussi volontiers.
Je passai le reste du jour à me promener de long en large, furieux. Avant le coucher du soleil, j’épuisai presque la série des injures pour l’en accabler. Tout ce que j’avais appris de l’orgueil du Highland me paraissait surpassé, en voyant une jeune fille, presque une enfant, se gendarmer à ce point pour une allusion aussi futile, et cela contre son amie intime, dont elle n’avait cessé de me prêcher les louanges. Je pensais à elle avec une amertume poignante, comme on pense à un enfant en colère. Si je l’avais embrassée, me disais-je, peut-être eût-elle fort bien pris la chose ; et simplement parce que c’était mis par écrit, et avec un ragoût de plaisanterie, elle va se mettre dans ce ridicule courroux. Décidément, il y a dans le sexe féminin un défaut de compréhension à faire pleurer les anges sur la triste condition des hommes.
Nous fûmes de nouveau côte à côte au souper, mais quel changement ! Elle était envers moi aigre comme lait caillé ; sa figure semblait celle d’une poupée de bois ; je l’aurais volontiers battue et trépignée, si elle m’en avait fourni le moindre prétexte. Pour comble, sitôt le repas terminé, elle s’appliqua à prendre soin de cette Mme Gebbie qu’elle avait un tant soit peu négligée auparavant. Mais elle voulait rattraper le temps perdu, il faut croire ; et pendant tout le reste de la traversée elle se montra singulièrement assidue auprès de ladite matrone, et sur le pont elle se mit à faire beaucoup plus attention au capitaine Sang qu’il ne me semblait nécessaire. Ce n’est pas que le capitaine cessât de se montrer digne et paternel ; mais je détestais de la voir le moins du monde familière avec personne autre que moi.
Bref, elle fut si attentive à m’éviter, et sut si bien s’entourer constamment d’autres personnes, qu’il me fallut guetter longtemps l’occasion de la trouver seule ; et lorsque je l’eus trouvée, je n’en profitai guère, comme on va l’apprendre.
– Je ne vois réellement pas en quoi je vous ai offensée, lui dis-je ; cela ne saurait être irrémédiable, en tout cas. Voyons, essayez de me pardonner.
– Je n’ai rien à vous pardonner, fit-elle ; et ses paroles semblaient lui arracher la gorge. Je vous suis très obligée pour tous vos bons offices. Et elle m’adressa la huitième partie d’une révérence.
Mais je m’étais exercé d’avance à lui en dire plus, et ce plus je ne manquai pas de le lui débiter.
– Encore un mot, dis-je. Si je vous ai réellement scandalisée en vous montrant cette lettre, cela ne peut toucher miss Grant. Ce n’est pas à vous qu’elle l’a écrite, mais à un pauvre garçon tout ordinaire, qui aurait dû avoir le bon sens de ne pas vous la montrer. Si vous devez me blâmer…
– Je vous conseille de ne plus me parler de cette fille, en tout cas ! fit Catriona. C’est elle que je ne veux plus voir, même à son lit de mort.
Elle s’éloigna de moi, pour se rapprocher aussitôt, et me crier :
– Voulez-vous me jurer que vous n’aurez plus jamais de relations avec elle ?
– Certes non, je ne serai jamais injuste à ce point envers elle, fis-je, ni tellement ingrat.
Et cette fois ce fut moi qui m’éloignai.
XXII
Helvoetsluis
Vers la fin du voyage le temps empira beaucoup : le vent sifflait dans les cordages, la mer devenait houleuse, et le navire se mit à danser à grand bruit parmi les lames. La mélopée des matelots virant au cabestan ne cessait presque plus, car nous côtoyions continuellement des bancs de sable. Vers neuf heures du matin, dans une éclaircie du soleil d’hiver, entre deux averses de grêle, j’aperçus pour la première fois la Hollande – sous forme d’une rangée de moulins à vent qui viraient à la brise. Ce fut aussi en voyant pour la première fois ces mécaniques dégingandées que j’eus la sensation immédiate d’aller à l’étranger, dans un monde et une existence nouveaux. Vers onze heures et demie on jeta l’ancre à l’entrée du port de Helvoet, à un endroit où la mer déferlait parfois, faisant rouler le navire outrageusement. On pense bien qu’à part Mme Gebbie, nous étions tous sur le pont, les uns en manteaux, les autres enveloppés dans les prélarts du bord, tous cramponnés à des cordages, et plaisantant de notre mieux à l’instar de vieux mathurins.
Puis une embarcation, qui marchait de travers comme un crabe, s’approcha péniblement du bord, et son patron héla notre capitaine en hollandais. Le capitaine Sang se dirigea, l’air fort troublé, vers Catriona ; et comme nous les entourions, la nature de la difficulté nous fut révélée à tous. La Rose avait comme destination le port de Rotterdam, où les autres passagers étaient fort impatients d’arriver, à cause d’un départ qui devait avoir lieu le soir même dans la direction de la Haute-Allemagne. Grâce à la quasi-tempête qui soufflait, le capitaine se déclarait capable d’assurer cette correspondance à la condition de ne pas perdre de temps. Mais James More avait donné rendez-vous à sa fille à Helvoet, et le capitaine s’était engagé à relâcher en vue du port et à la déposer dans une barque envoyée de terre suivant l’usage. L’embarcation était bien là, et Catriona était prête, mais notre capitaine tout comme le patron de la chaloupe hésitaient devant le danger, et le premier n’était pas d’humeur à s’attarder.
– Miss Drummond, dit-il, votre père ne serait pas très content si vous alliez vous casser une jambe, voire vous noyer, par notre faute. Suivez mon conseil, et continuez avec nous jusqu’à Rotterdam. Vous n’aurez qu’à prendre passage sur un coche d’eau pour descendre la Meuse jusqu’au Brill, et de là vous prendrez une patache qui vous ramènera à Helvoet.
Mais Catriona ne voulait entendre parler d’aucun changement. Elle pâlissait à la vue des lames écumantes, des trombes d’eau qui retombaient par instants sur le gaillard d’avant, et du canot qui dansait et plongeait sans discontinuer parmi les vagues ; mais elle s’en tenait strictement aux ordres de son père. – Mon père, James More, l’a décidé ainsi – elle ne sortait pas de là. Je trouvai fort sot et même absurde de voir une jeune fille se refuser avec tant d’obstination à d’aussi bons avis ; mais le fait est qu’elle avait pour cela d’excellentes raisons, qu’elle n’avait garde de nous dire. Les coches d’eau et les pataches sont très commodes, mais il faut d’abord payer