était spécialement recommandée. Mme Gebbie (car tel était son nom) se trouva pour notre grand bonheur sujette au mal de mer, et resta jour et nuit étendue sur le dos. Nous étions d’ailleurs, Catriona et moi, les seuls êtres jeunes à bord de la Rose, à l’exception d’un pâle mousse qui s’occupait de la table comme moi autrefois ; aussi nous laissa-t-on entièrement à nous-mêmes. À table, nous étions voisins, et je prenais à la servir un plaisir sans égal. Sur le pont, je lui accommodais un siège moelleux avec mon manteau. Le temps fut singulièrement beau pour la saison ; les journées et les nuits étaient pures et glacées, la brise douce et régulière, et pas une voile ne battit de toute la traversée de la mer du Nord. Aussi, à part les moments où nous marchions pour nous réchauffer, nous restions sur le pont depuis les premiers rayons du soleil jusqu’à des huit et neuf heures du soir, sous les claires étoiles. Parfois les marchands ou le capitaine Sang nous adressaient un coup d’œil bienveillant, ou bien ils échangeaient avec nous quelques mots aimables et s’éloignaient aussitôt ; mais la plupart du temps, ils étaient à causer harengs, guipure et fil, ou à supputer la lenteur du voyage, et ils nous laissaient à nos préoccupations, qui n’avaient guère d’intérêt que pour nous-mêmes.
Au début, nous nous croyions fort spirituels, et nous avions beaucoup à nous dire : je me mettais en peine de faire le beau, et elle s’efforçait, je crois, de jouer à la demoiselle d’expérience. Mais nous ne tardâmes pas à reprendre l’un vis-à-vis de l’autre des allures plus simples. Je remisai mon anglais gourmé et correct (si l’on peut dire) et j’oubliai de faire mes courbettes et mes plongeons d’Édimbourg. Elle, de son côté, adopta une sorte d’aimable familiarité. En même temps, notre conversation déclina, sans que personne de nous deux s’en plaignît. Parfois elle me disait un conte de bonne femme. Elle en connaissait une quantité surprenante, qu’elle tenait pour la plupart de Neil, mon ami aux cheveux roux, et les disait fort joliment. Quoique, puérils, ces contes étaient d’ailleurs assez jolis mais le plaisir pour moi était d’entendre sa voix, et de songer que je l’écoutais me les dire. D’autres fois, nous nous taisions tout à fait, sans même échanger un regard, goûtant un plaisir complet dans la douceur de notre voisinage. Je ne parle ici que pour moi. Ce que la jeune fille avait dans l’esprit, je ne suis pas sûr de me l’être jamais demandé, et ce qui était dans le mien, j’avais peur d’y réfléchir. Je n’ai plus besoin d’en faire un secret, ni pour moi ni pour le lecteur : j’étais complètement amoureux. Elle s’interposait entre moi et le soleil. Elle avait grandi brusquement, comme je viens de le dire, mais d’une croissance normale ; elle resplendissait de santé, d’allégresse et de bonne humeur ; je comparais sa démarche à celle d’une jeune biche, et sa taille à un hêtre des montagnes. Je ne souhaitais plus rien que de rester auprès d’elle sur le pont ; et je déclare ici que je n’accordais pas une pensée à l’avenir ; heureux de ce que m’offrait le présent, je ne cherchais pas à m’imaginer ce qui adviendrait ensuite, et ma seule préoccupation était de savoir si j’allais prendre sa main dans la mienne et l’y garder. Mais j’étais trop avare des joies que je possédais pour rien livrer à l’inconnu.
Le peu que nous disions concernait ordinairement nous deux ou l’un de nous, de telle sorte que si quelqu’un s’était donné la peine de nous écouter, il aurait pu nous prendre pour les pires égoïstes du monde. Un jour que nous nous livrions à cette occupation, nous en vînmes à parler des amis et de l’amitié, et je me rends compte aujourd’hui que nous effleurions là un sujet brûlant. Nous vantions les beautés de l’amitié, que nous avions à peine soupçonnées jusque-là, nous disions qu’elle renouvelait l’existence, et mille allusions voilées du même genre, qui ont été dites depuis la création du monde par les jeunes couples dans notre situation. Puis nous commentâmes cette circonstance singulière, que quand des amis se rencontrent, c’est comme s’ils existaient pour la première fois, bien que chacun d’eux ait vécu déjà longtemps à perdre son temps avec les autres.
– Ce n’est pas tout à fait mon cas, dit-elle, et je pourrais vous raconter en dix mots les quatre quarts de ma vie. Je ne suis qu’une fille, et qu’est-ce qui peut arriver à une fille de toute façon ? Mais j’ai suivi le clan, en 45. Les hommes marchaient avec des épées et des mousquets, et certains d’entre eux par brigades portant la même sorte de tartan. Ils n’étaient pas les derniers à marcher, je vous assure. Et il y avait des gentilshommes des Lowlands, avec leurs tenanciers montés, et des trompettes qui sonnaient, et il y avait un grand concert de pibrochs de guerre. Je trottais sur un petit poney du Highland, à la droite de mon père James More, et de Glengyle en personne. Et voici une belle chose que je me rappelle, c’est que Glengyle m’embrassa sur les deux joues, parce que (dit-il) « parente, vous êtes la seule dame du clan qui soyez venue avec nous ! » alors que je n’étais qu’une gamine de douze ans tout au plus ! J’ai vu le prince Charles aussi, et ses yeux bleus ; comme il était joli ! Il m’a donné sa main à baiser en présence de toute l’armée. Oh oui, c’étaient là les beaux jours, mais cela me paraît un songe lointain dont je me suis réveillée. Vous savez trop bien comment cela s’est passé : et ce furent les pires jours de tous, quand les habits-rouges occupèrent le pays, et que mon père et mon oncle se cachaient dans la montagne, et que je devais leur porter à manger au milieu de la nuit, ou avant le lever du jour quand les coqs chantaient. Oui, j’ai marché dans la nuit, maintes fois, et le cœur me battait fort par peur de l’obscurité. Le plus curieux, c’est que je n’ai pas rencontré de revenants ; mais on dit qu’ils ne font rien aux jeunes filles. Puis vint le mariage de mon oncle, et ce fut plus terrible que tout. Sa femme s’appelait Jane Kay ; et celle nuit-là, la nuit où nous l’emmenâmes loin de ses amis selon les vieilles traditions, elle m’avait prise avec elle dans sa chambre à Inversnaid. Elle voulait et ne voulait pas : cet instant-ci elle voulait épouser Bob, et l’instant d’après elle ne voulait plus le voir. Je n’ai jamais vu femme si indécise. Sûrement toute sa personne disait à la fois oui et non. Mais aussi elle était veuve, et je n’ai jamais pu croire qu’une veuve fût une bonne femme.
– Catriona, interrompis-je, qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
– Je ne sais pas : je dis la chose comme je la sens. Et puis, épouser un autre homme ! Quelle horreur ! Mais il s’agit d’elle. Elle se remaria donc à mon oncle Robin, et elle l’accompagna à l’église et au marché, et puis elle s’ennuya, ou bien elle n’osa plus se montrer, et pour finir, elle s’enfuit, et retourna dans sa famille, et dit que nous l’avions mise dans le lac, et je ne vous dirai pas le reste. Je n’ai jamais plus estimé beaucoup les femmes depuis lors, et ainsi enfin mon père James More vint à être jeté en prison, et vous savez le reste aussi bien que moi.
– Et de tout ce temps-là vous n’avez pas eu d’amis ? fis-je.
– Non, j’en ai été bien près avec deux-trois filles de la montagne, mais on ne peut appeler cela des amies.
– Eh bien, mon histoire à moi est bien simple, dis-je. Je n’ai jamais eu d’amis jusqu’à ce que je vous aie rencontrée.
– Et ce brave M. Stewart ?
– C’est vrai, je l’oubliais. Mais lui, c’est un homme, et c’est tout différent.
– Je le crois volontiers. Oh oui, c’est tout différent.
– Il y en a eu encore un autre, fis-je. J’ai cru autrefois que j’avais un ami, mais j’ai reconnu que je m’étais trompé.
Elle voulut savoir son nom.
– C’était un garçon, repris-je. Nous étions les deux meilleurs élèves de la classe de mon père, et nous pensions nous aimer beaucoup l’un l’autre. Or, vint le temps où il fut envoyé à Glasgow chez un commerçant, qui était son cousin issu de germain : il m’écrivit deux-trois fois par le courrier ; puis il trouva de nouveaux amis, et j’ai eu beau lui écrire jusqu’à plus soif, il n’y prit garde. Ah ! Catriona, il m’a fallu longtemps pour pardonner cela à la vie. Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait un ami.
Elle se mit alors à me presser de questions sur sa figure et son caractère, car nous nous préoccupions beaucoup chacun de ce qui concernait l’autre ; si bien qu’enfin, pour mon malheur, je me rappelai ses lettres, et j’allai chercher le paquet dans la cabine.
– Tenez, voici ses lettres, dis-je, avec toutes celles que j’aie jamais reçues de lui. Après cela, je n’ai plus rien à raconter de moi ; vous savez le reste aussi bien que moi.
– Voulez-vous me permettre de les lire ? fit-elle.
Je le lui offris, si elle voulait s’en donner la peine ; elle me pria de la laisser, le temps de les lire toutes. Or, dans le paquet que je lui avais remis, se trouvaient non seulement les