vous dis est entièrement exact : mes filles vous considèrent avec le plus affectueux enjouement.
– Le nigaud leur est bien obligé, ripostai-je.
– Mais n’est-ce pas un joli tour ? reprit-il. Cette vierge du Highland n’est-elle pas une sorte d’héroïne ?
– J’ai toujours bien pensé qu’elle avait un grand cœur. Et je gage qu’elle ne sait rien… Mais je vous demande pardon, je touche à des sujets prohibés.
– Je vous garantis qu’elle ne savait rien, reprit-il très ouvertement. Je vous garantis qu’elle croyait braver le roi George en face.
Le souvenir de Catriona et l’idée qu’elle était en prison m’émurent étrangement. Je voyais que Prestongrange l’admirait, et qu’il ne pouvait s’empêcher de sourire en songeant à ce qu’elle avait fait. Quant à miss Grant, sa mauvaise habitude de taquiner n’empêchait pas son admiration d’éclater. Je fus pris d’un élan soudain.
– Je ne suis pas la fille de votre seigneurie… commençai-je.
– Que je sache ! fit-il en souriant.
– Je m’exprime comme un sot, repris-je ; ou plutôt j’ai mal débuté. Il ne serait sans doute pas convenable pour miss Grant d’aller la voir en prison ; mais pour ma part je m’estimerais un peu courageux ami si je ne volais à l’instant auprès d’elle.
– Ah bah ! monsieur David ; je croyais que vous et moi avions fait un marché.
– Mylord, quand j’ai fait ce marché j’étais fort touché de votre bonté, mais je ne puis nier que j’étais mû également par mon propre intérêt. Il y avait de l’égoïsme dans mon cœur, et j’en ai honte à présent. Il se peut que votre seigneurie ait besoin pour sa sécurité de dire que ce fâcheux David Balfour est votre ami et votre hôte. Dites-le donc ; je n’y contredirai pas. Mais quant à votre patronage, je vous le rends tout entier. Je ne vous demande qu’une chose – laissez-moi libre, et donnez-moi un mot pour la voir dans sa prison.
Il me regarda d’un œil sévère.
– Vous mettez, je crois, la charrue avant les bœufs, dit-il. C’était une part dans mon amitié que je vous accordais, mais votre ingrate nature ne semble pas s’en être aperçue. Et quant à mon patronage, il n’est pas donné encore, ni même, à vrai dire, offert. Il se tut un instant, puis ajouta : je vous en préviens, vous ne vous connaissez pas vous-même. La jeunesse est une saison hâtive : vous considérez tout cela autrement d’ici un an.
– Eh bien ! je préfère être de cette jeunesse-là ! m’écriai-je. J’en ai trop vu de l’autre sorte chez ces jeunes avocats qui flagornent votre seigneurie et se mettent même en peine de me faire la cour. Et j’ai vu cela aussi chez les vieux. Ils sont intéressés, tous jusqu’au dernier ! Voilà pourquoi j’ai l’air de ne pas me fier à l’amitié de votre seigneurie. Pourquoi donc auriez-vous de l’amitié pour moi ? Mais vous-même m’avez avoué que vous y aviez intérêt !
Je m’interrompis, confus d’avoir été aussi loin. Il me surveillait d’un visage impénétrable.
– Mylord, je vous demande pardon, repris-je. Je n’ai à ma disposition qu’une langue brutale et rustique. Je crois qu’il serait simplement convenable que je vois mon amie dans sa prison ; mais je n’oublierai jamais que je vous dois la vie ; et si c’est pour le bien de votre seigneurie, je resterai ici. Par pure reconnaissance.
– Vous auriez pu dire cela en moins de mots, fit Prestongrange avec amertume. Il est facile, et il est parfois agréable, de dire en bon écossais : Oui.
– Ah mais, mylord, je crois que vous ne me comprenez pas encore tout à fait ! m’écriai-je. Pour vous-même, à cause de mon salut, et à cause de la bonté que vous dites me porter – je consens : pour cela, mais non pour me procurer un bien quelconque. Si je me tiens à l’écart de cette jeune fille durant son épreuve, je n’en retirerai aucun avantage ; je peux y perdre, mais non y gagner. J’aime mieux faire tout de suite naufrage que de bâtir sur ces fondations.
Il resta pensif un instant, puis sourit.
– Vous me rappelez l’homme au long nez, dit-il : si vous regardiez la lune au télescope, c’est David Balfour que vous verriez là-haut. Mais il en sera fait à votre volonté. Je vous demanderai encore un service, et puis vous serez libre. Mes secrétaires sont surchargés de besogne : ayez la bonté de me recopier ces quelques pages – dit-il, en parcourant avec affection plusieurs gros rouleaux manuscrits – et quand ce sera terminé, je prierai Dieu qu’il vous accompagne ! Je n’irai jamais prendre à ma charge la conscience de M. David ; mais si vous en aviez laissé une partie (comme par hasard) dans le fossé, vous verriez qu’on n’en fait que mieux son chemin.
– Peut-être, mylord, mais pas tout à fait dans la même direction, ripostai-je.
– Allons, il sera dit que vous aurez le dernier mot ! s’écria-t-il gaiement.
Il avait d’ailleurs tout sujet d’être gai, car il avait enfin obtenu ce qu’il désirait, pour atténuer la portée du mémoire, ou pour avoir une réponse toute prête, il tenait à me voir en public faire figure de l’un de ses intimes. Mais si j’allais me montrer aussi publiquement comme visiteur de Catriona dans sa prison, le monde ne manquerait pas d’en tirer des conclusions, et la vraie nature de l’évasion de James More ne ferait plus de doute pour personne. Tel était le petit problème que je lui avais posé à l’improviste, et auquel il avait si vivement trouvé une solution. J’allais être retenu à Glasgow par cette besogne de copie, que je ne pouvais en toute honnêteté refuser ; et pendant ces heures où je resterais occupé, on se débarrasserait de Catriona. J’ai honte d’écrire cela en parlant d’un homme qui m’accablait de ses bontés, mais je l’ai toujours estimé faux comme une cloche fêlée.
XIX
Je suis livré aux dames
Cette copie était une besogne fastidieuse, et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il n’y avait aucun péril en la demeure, et que mon travail n’était qu’un prétexte. Je ne l’eus pas plus tôt achevé que je montai à cheval ; j’utilisai tout ce qui me restait de jour, et quand je me vis à la fin perdu dans la nuit complète, demandai l’hospitalité dans une maison située au bord de l’Almond Water. Avant le jour, j’étais de nouveau en selle, et les boutiques d’Édimbourg s’ouvraient à peine quand j’arrivai au galop par West Brow et laissai mon cheval fumant à la porte du lord procureur. J’avais un mot d’écrit pour Doig, le factotum de mylord qui était censé le mettre dans tous ses secrets. C’était un digne petit homme d’apparence vulgaire, bouffi de graisse et plein de suffisance. Je le trouvai déjà devant son pupitre et dans la même antichambre où j’avais rencontré James More. Il lut le billet scrupuleusement d’un bout à l’autre comme un chapitre de la Bible.
– Humph ? dit-il, c’est que vous arrivez un peu trop tard, monsieur David. L’oiseau s’est envolé – nous l’avons laissé partir.
– Miss Drummond a été remise en liberté ? m’écriai-je.
– Que oui, fit-il, pourquoi donc voudriez-vous que nous la gardions, hein ? Cela n’aurait fait plaisir à personne de la voir passer en jugement.
– Et à présent, où est-elle ?
– Dieu le sait ! fit Doig, en haussant les épaules.
– Elle est retournée chez lady Allardyce, je suppose ?
– Cela se pourrait.
– En ce cas, j’y vais tout droit.
– Mais vous mangerez bien une bouchée avant de partir ?
– Ni bouchée ni cuillerée. J’ai pris une bonne jatte de lait à Ratho.
– Bien, bien. Mais vous pourrez laisser ici votre cheval et vos effets, car il est probable que nous vous reverrons.
– Non, non. Je ne veux aller aujourd’hui à pied pour rien au monde. Comme Doig patoisait de façon marquée, je m’étais laissé aller par contagion à prendre un accent beaucoup plus paysan qu’il ne m’était habituel – et j’en fus d’autant plus honteux quand une autre voix se mit à fredonner derrière mon dos ce couplet d’une ballade :
Va-t’en m’seller ma bonne jument noire,
Va m’seller la jument et apprêt’la-moi vite
Pour que j’descend’la rue Catchope
Et que j’aille voir la dame de mon cœur.
Je me retournai, mais la jeune personne gardait les mains cachées dans les manches de son peignoir du matin, comme pour me tenir à distance. Je n’en vis pas moins qu’il y avait de la sympathie dans le regard qu’elle m’adressait.
– Tous mes respects à miss Grant, dis-je en m’inclinant.
– Pareillement, monsieur David, répondit-elle avec une profonde révérence. Et je vous prie de vous rappeler que c’est comme pour les vieilles truies grasses : que la viande et la masse n’ont jamais fait de tort à personne. La masse[12], je ne puis vous l’offrir, car nous sommes bons protestants. Mais la viande, je la signale à votre attention. Et cela ne m’étonnerait pas si je trouvais à vous glisser dans l’oreille quelque chose qui vaudrait la peine de rester.
– Mademoiselle Grant, dis-je, je crois être déjà votre débiteur pour quelques mots joyeux – autant qu’aimables, je pense – écrits sur un bout de papier sans signature.
– Un bout de papier sans signature ? répéta-t-elle, en faisant une grimace drolatique, et d’ailleurs fort jolie, comme si elle cherchait à se rappeler.
– Ou je me trompe beaucoup, continuai-je. Mais en vérité, nous aurons tout le temps de reparler de cela, puisque votre père a la bonté de faire de moi votre hôte pour quelque temps ; et le nigaud ne vous demande pour cette fois que de lui octroyer sa liberté.
– Vous vous donnez des noms durs, fit-elle.
– M. Doig