du résultat obtenu : et le sentiment que j’éprouvai ensuite fut, je dirais presque, de la reconnaissance envers Prestongrange, qui m’épargnait, à l’aide de ce moyen violent et illégal, les dangers, tentations et perplexités. Mais cette manière de voir, aussi piètre que couarde, ne pouvait se prolonger beaucoup, et le souvenir de James reprit possession de mon âme. Le 21, jour fixé pour le procès, m’apporta la pire détresse morale que j’aie jamais éprouvée, sauf peut-être sur l’îlot d’Earraid. De longues heures je restai couché sur la lande inclinée, entre le sommeil et la veille, le corps inerte mais l’âme pleine d’agitation. Par instants je somnolais ; mais le palais de justice d’Inverary et le prisonnier cherchant de tous côtés son témoin manquant, me poursuivaient dans mon sommeil ; et je me réveillais en sursaut, l’âme ensinistrée, le corps douloureux. Je crus voir qu’Andie m’observait, mais je ne fis guère attention à lui. En vérité, je trouvais mon pain amer et ma vie accablante.
Le lendemain matin (vendredi 22) de bonne heure, une barque arriva chargée de provisions, et Andie me remit un pli. L’enveloppe ne portait pas d’adresse mais était cachetée du sceau gouvernemental. Elle renfermait deux billets. « M. Balfour peut maintenant se rendre compte qu’il est trop tard pour intervenir. On surveillera sa conduite et on récompensera sa discrétion. » Tel était le contenu du premier billet, qu’on avait dû écrire à grand-peine de la main gauche. Ces expressions ne renfermaient absolument rien qui pût compromettre leur auteur, même s’il venait à être découvert ; et le sceau redoutable qui tenait lieu de signature était apposé sur un feuillet distinct ne portant pas trace d’écriture. Je fus forcé de m’avouer qu’en cela mes adversaires savaient ce qu’ils faisaient, et je digérai de mon mieux la menace qui perçait sous la promesse.
Mais la deuxième missive était de loin la plus surprenante. Elle était libellée d’une main féminine, et disait : « On informe Maister Dauvit Balfour qu’une amie veille sur lui et que cette amie a des yeux gris. » Ce document, qui me tombait entre les mains à pareille heure et sous le sceau du gouvernement, me parut si extraordinaire que j’en demeurai stupide. Les yeux gris de Catriona s’illuminèrent dans ma mémoire. Je songeai, avec un sursaut de joie, que c’était elle, l’amie. Mais qui pouvait avoir écrit le billet, pour l’insérer de la sorte dans celui de Prestongrange ? Et, suprême merveille, pourquoi jugeait-on utile de me faire parvenir sur le Bass ce renseignement consolateur mais des plus futiles ? Quant à celle qui l’avait écrit, ce ne pouvait être que miss Grant. Ses sœurs, il m’en souvenait, avaient fait des remarques sur les yeux de Catriona, et l’avaient surnommée d’après leur couleur ; et elle-même avait l’habitude de prononcer mon nom avec un fort accent, pour se moquer, j’imagine, de ma rusticité. De plus, il fallait qu’elle habitât dans la maison même d’où provenait cette missive. Il ne me restait donc qu’un détail à élucider, et à savoir comment Prestongrange avait pu la mettre dans le secret de l’affaire, ou lui laisser inclure son folâtre billet sous le même pli que le sien propre. Mais ici encore je tenais un indice. Car, premièrement, la demoiselle avait un caractère assez dominateur, et il se pouvait bien que papa fût sous son influence plus que je ne le croyais. Et, deuxièmement, il convenait de se rappeler la politique constante du procureur : son attitude était toujours restée cordiale, et il n’avait jamais, même au plus fort de notre débat, posé le masque de l’amitié. Il devait bien supposer que mon emprisonnement m’avait irrité. Ce petit message plaisant et amical était peut-être destiné à apaiser ma rancune.
Je l’avouerai sans détours, j’éprouvai un élan soudain envers cette belle miss Grant, qui s’intéressait à mes affaires avec tant de condescendance. L’évocation de Catriona suffit à m’incliner vers de plus douces et plus lâches résolutions. Si le procureur était au courant de mes relations avec elle – si je devais lui accorder à lui un peu de cette « discrétion » que sa lettre mentionnait – jusqu’où cela ne pouvait-il pas m’entraîner ! C’est en vain que l’on tend le filet sous les yeux des oiseaux, dit l’Écriture. Eh bien, les oiseaux sont sans doute plus sages que les hommes ! Car je vis le piège, et j’y tombai néanmoins !
J’étais dans ces dispositions, le cœur en tumulte, et les yeux gris brillaient devant moi comme deux étoiles, lorsque Andie vint interrompre ma rêverie.
– Je vois que vous avez reçu de bonnes nouvelles, me dit-il, en me dévisageant avec curiosité.
À l’instant m’apparurent dans un éclair James Stewart et la cour d’Inverary, et une révolution soudaine se fit en moi. Je me rappelai que les procès durent parfois plus longtemps qu’on ne le prévoit. Dussé-je même arriver trop tard à Inverary, je pouvais encore faire une tentative dans l’intérêt de James. Dans l’intérêt de mon honneur, en tout cas, cette tentative produirait le plus grand bien. En un instant, et sans réflexion apparente, mon plan fut élaboré.
– Andie, demandai-je, c’est toujours pour demain ? Il m’assura que rien n’était changé.
– Et pour l’endroit ? continuai-je.
– Quel endroit ? fit Andie.
– Celui où l’on doit me débarquer ?
Il avoua que rien n’avait été prévu à ce sujet.
– Parfait, alors, dis-je, ce sera donc à moi d’en décider. Le vent est à l’est, mon chemin se dirige vers l’ouest ; préparez votre barque, je vous la loue ; remontons le Forth toute la journée, et débarquez-moi demain à deux heures le plus loin dans l’ouest que vous pourrez arriver.
– Oh ! le gredin ! s’écria-t-il. Vous voulez encore essayer d’atteindre Inverary ?
– Tout juste, Andie.
– Eh bien, vous n’êtes pas commode à battre ! Et moi qui ai passé toute la journée d’hier à m’apitoyer sur vous ! Tenez, je n’ai jamais été tout à fait sûr jusqu’à présent de ce que vous vouliez faire en réalité.
C’était bien là donner de l’éperon à un cheval boiteux !
– Deux mots entre nous, Andie, fis-je. Mon plan a encore un autre avantage. Nous partons en laissant les Highlanders sur le rocher, et l’une de vos barques de Castleton viendra les prendre demain. Ce Neil a un drôle d’œil quand il vous regarde ; qui sait si, une fois que je ne serai plus là, on ne tirera pas de nouveau les couteaux ; ces rouquins sont étrangement rancuniers. D’ailleurs, si l’on venait à vous poser des questions, vous avez votre excuse toute prête. Nos vies étaient en danger avec ces sauvages ; comme vous répondez de ma sûreté, vous avez pris le parti de me soustraire à leur voisinage et de me garder le reste du temps à bord de votre barque. Et voulez-vous savoir, Andie ? ajoutai-je, en souriant, je crois que c’est là ce que vous pouvez faire de mieux.
– Il est vrai que je n’en tiens pas pour Neil, répliqua Andie, ni lui pour moi, je pense ; et je n’aimerais pas d’en venir aux mains avec cet homme. Tarn Anster vaudra mieux que lui pour garder les bêtes, du reste. (Car ce Tarn Anster, qui avait amené la barque, était du Fife, où l’on parle peu le gaélique.) Pas de doute ! reprit Andie, Tarn les soignera mieux. Et ma foi ! plus j’y pense, moins je trouve que l’on a besoin de nous ici. L’endroit – oui, parole ! ils ont oublié l’endroit. Mais dites, Shaws, vous avez une fameuse tête quand vous vous y mettez ! Et d’ailleurs je vous dois la vie, conclut-il, avec plus de sérieux, et me tendant la main pour toper.
Sur quoi, sans un mot de plus, nous montâmes vivement à bord de la barque, et mîmes à la voile. Les Gregara s’occupaient alors du déjeuner, car les apprêts culinaires étaient de leur ressort habituel ; mais l’un d’eux se trouvant sur le rempart, il s’aperçut de notre fuite quand nous n’étions pas encore à vingt brasses du bord ; et tous trois se mirent à courir parmi les ruines jusqu’au débarcadère, exactement comme des fourmis autour d’un nid défoncé, nous hélant à grands cris pour nous faire revenir. Nous étions encore sous le vent du rocher, et dans son ombre, laquelle s’étendait au loin sur les eaux, mais nous arrivâmes bientôt presque à la fois dans le vent et au soleil. La voile s’enfla, la barque s’inclina jusqu’au bordage, et nous fûmes en un instant hors de portée des voix. Quelles terreurs envahirent ces hommes sur ce rocher où ils se trouvaient alors abandonnés sans le soutien de nul être civilisé, sans même la protection d’une bible, on ne peut se l’imaginer. Il ne leur restait même pas d’eau-de-vie pour se consoler, car en dépit de la précipitation et du secret de notre départ, Andie avait trouvé moyen de l’emporter.
Notre premier soin fut de débarquer Anster dans une crique voisine des Roches Glenteithy, afin que la délivrance de nos Highlanders pût s’effectuer le lendemain. Puis nous remontâmes le Forth. La brise, qui soufflait si bien au début, déclina bientôt, mais sans jamais nous manquer tout à fait. Durant tout le jour nous ne cessâmes d’aller, quoique souvent à peine, et ce fut dans la nuit tombée que nous arrivâmes au Queensferry. Pour sauvegarder la lettre de la consigne reçue par Andie (consigne bien ébréchée déjà) il me fallut rester à bord, mais je ne crus pas mal faire de communiquer par écrit avec la terre. Sous l’enveloppe de Prestongrange, dont le sceau gouvernemental surprit sans doute beaucoup mon correspondant, j’écrivis, éclairé par le falot de