parce que je suis un homme d’une telle perspicacité que je vous enverrais au diable d’abord.
– Voilà donc où vous voulez en venir ? m’écriai-je. Ah ! mon ami Alan, vous pouvez bien entortiller de vieilles femmes, mais moi vous n’y réussirez pas.
Et au souvenir de ma tentation dans le bois, je me raidis dur comme fer.
– J’ai une mission à remplir, continuai-je. Je me suis engagé envers votre cousin Charles ; je lui ai donné ma parole.
– Belle mission qu’il vous sera impossible de remplir ! fit Alan. Vous allez être mal engagé une fois pour toutes avec ces messieurs de la dune. Et pourquoi cela ? ajouta-t-il avec un sérieux plein de menace. Dites-le-moi donc, mon petit homme ! Allez-vous être escamoté comme lady Grange ? Vont-ils vous planter un poignard dans le corps et vous enterrer dans un creux ? Ou bien au rebours vont-ils vous impliquer avec James ? Sont-ce des gens de confiance ? Irez-vous vous mettre la tête dans la gueule de Simon Fraser et autres whigs ? conclut-il avec une amertume extraordinaire.
– Alan, m’écriai-je, ce sont tous scélérats et perfides, j’en conviens avec vous. Raison de plus pour qu’il reste un homme d’honneur dans un tel pays de brigands ! J’ai donné ma parole, et je la tiendrai. J’ai dit depuis longtemps à votre cousine que je ne reculerais devant rien. Vous le rappelez-vous ? – c’était la nuit où Colin le Roux fut tué. Je ne reculerai donc pas. Je reste ici. Prestongrange m’a promis la vie ; s’il doit être parjure, c’est ici que je mourrai.
– Va bien, va bien, fit Alan.
Cependant, nous n’avions plus en aucune façon ni vu ni entendu nos poursuivants. À la vérité, nous les avions pris au dépourvu : toute la bande (comme je devais l’apprendre par la suite) n’était pas encore entrée en scène ; ceux qui étaient déjà là se trouvaient dispersés dans les creux du côté de Gillane. Ce fut toute une affaire de les héler et de les rassembler, tandis que le canot faisait force de rames. Ces individus en outre n’étaient que des couards : un vil ramassis de Highlanders voleurs de bestiaux, appartenant à des clans divers, sans un gentilhomme avec eux pour leur servir de chef. Plus ils nous considéraient, Alan et moi, sur la plage, moins (je suis porté à le croire) notre mine leur revenait.
Quel que fût celui qui avait trahi Alan ce n’était pas le capitaine : celui-ci était en personne dans la yole, tenant la barre et activant ses rameurs, comme un homme qui y va de tout cœur. Déjà il était proche, et le canot volait – déjà la figure d’Alan tournait au cramoisi grâce à l’émotion de la délivrance, lorsque nos amis des dunes, soit par dépit de voir leur proie leur échapper, soit dans l’espoir d’effrayer Andie, poussèrent soudain une clameur aiguë faite de voix nombreuses.
Ce bruit, s’élevant d’une côte en apparence tout à fait déserte, était en vérité fort intimidant, et les hommes du canot cessèrent à l’instant de ramer.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? héla le capitaine, qui était arrivé à portée de la voix.
– Des amis à moi, répondit Alan. Et il s’avança aussitôt à gué dans l’eau peu profonde qui le séparait du canot. – Davie, me dit-il, en faisant halte, Davie, ne venez-vous pas ? Je suis navré de vous laisser.
– Je ne bouge pas d’un cheveu, répondis-je.
Il resta en place une fraction de seconde, jusqu’aux genoux dans l’eau salée, indécis.
– Qui veut sa perte aille à sa perte, prononça-t-il ; et, barbotant jusqu’au-dessus de la ceinture, il fut hissé à bord de la yole, laquelle vira de bord aussitôt vers le bâtiment.
J’étais resté sur place, les mains derrière le dos. Alan s’assit la tête tournée vers moi sans me quitter des yeux ; et le canot s’éloigna tranquillement. Tout d’un coup je me sentis prêt à verser des larmes, et je me vis le plus solitaire et abandonné garçon de toute l’Écosse. Sur quoi je tournai le dos à la mer et fis face aux dunes. Il n’y avait personne à voir ni à entendre ; le soleil brillait sur le sable humide et sur le sec, le vent sifflait sur la dune, les mouettes poussaient des cris sinistres. Je remontai la plage, où les puces de sable sautillaient gauchement sur les varechs épars. Nulle autre trace de mouvement ou de bruit dans ce misérable endroit. Et pourtant je savais qu’il y avait là des hommes, en train de m’observer, dans un but inconnu. Ce n’étaient pas des soldats, car ils se seraient jetés sur nous et nous auraient pris depuis longtemps déjà ; c’étaient sans doute de vulgaires scélérats soudoyés pour ma perte, afin de me séquestrer, ou bien de me massacrer tout net. D’après la situation des intéressés, la première hypothèse était la plus vraisemblable, mais d’après ce que je savais de leur caractère et de leur ardeur en cette affaire, je croyais la deuxième fort plausible, et mon sang se glaçait dans mes veines.
J’eus l’idée folle de dégager mon épée du fourreau ; car j’avais beau être hors d’état de me battre comme un gentilhomme fer contre fer, je me croyais apte à porter quelques coups dans une lutte hasardeuse. Mais je perçus à temps la folie de la résistance. C’était là sans doute le moyen commun dont étaient convenus Prestongrange et Fraser. Le premier, j’en étais bien sûr, avait fait quelque chose pour m’assurer la vie ; quant au deuxième, il y avait des chances pour qu’il eût glissé un avis contraire dans l’oreille de Neil et de ses compagnons ; et si je mettais flamberge au vent je faisais peut-être le jeu de mon pire ennemi, et j’assurais moi-même ma perte.
Ces réflexions me conduisirent au haut de la plage. Je jetai un coup d’œil en arrière : le canot était à proximité du brick, et Alan déployait son mouchoir en signe d’adieu. Je lui répondis en agitant la main. Mais Alan lui-même s’était réduit pour moi à une faible importance, en regard du sort qui m’était réservé. J’enfonçai fortement mon chapeau sur ma tête, serrai les mâchoires, et gravis droit devant moi le talus de sable ondulé. L’escalade fut pénible, car la pente était abrupte, et le sable fuyait sous les pieds comme une onde. Mais j’arrivai finalement au sommet, et, m’agrippant aux longues herbes flexibles, je m’y hissai et y pris pied solidement. À la même minute, six ou sept gueux en haillons, tous le poignard à la main, s’élancèrent et m’encadrèrent de toutes parts. J’avoue ingénument que je fermai les yeux en attendant la mort. Quand je les rouvris, les bandits s’étaient rapprochés un tout petit peu sans mot dire ni se presser. Tous les yeux convergeaient sur les miens, et je fus singulièrement frappé de leur éclat, et de la crainte qu’ils exprimaient à mon approche. Je leur tendis mes mains vides : sur quoi l’un des hommes me demanda, avec un fort accent du Highland, si je me rendais.
– Tout en protestant, répondis-je, si vous savez ce que cela signifie, et j’en doute.
À ces mots, ils se jetèrent sur moi tous ensemble comme un vol d’oiseaux sur une charogne, me saisirent, m’enlevèrent mon épée, avec tout l’argent de mes poches, me lièrent bras et jambes d’un solide filin, et m’étendirent sur l’herbe de la dune. Puis ils s’assirent en demi-cercle autour de leur prisonnier et le contemplèrent en silence comme un animal féroce, voire un lion ou un tigre prêt à bondir. Mais cette curiosité se relâcha bientôt. Ils se rassemblèrent en un groupe, se mirent à parler en gaélique, et très cyniquement se partagèrent mes dépouilles sous mes yeux. J’avais cependant comme distraction de pouvoir suivre de ma place les progrès de l’évasion de mon ami. Le canot accosta le brick, puis fut hissé à bord, les voiles s’enflèrent, et le bâtiment disparut vers le large derrière les îles et la pointe de North Berwick.
Dans l’espace de deux heures environ, la foule des Highlanders loqueteux, où Neil se joignit des premiers, ne cessa de s’accroître, si bien qu’ils étaient à la fin près d’une vingtaine. Chaque nouvel arrivant était accueilli par une abondance de paroles qui donnaient l’impression de reproches et d’excuses ; mais je remarquai une chose, c’est qu’aucun de ceux qui étaient venus en retard ne reçut rien de mes dépouilles. La dernière discussion fut si vive et acerbe que je les crus prêts à en venir aux mains. Après quoi la compagnie se sépara, le plus gros de la bande s’en retourna vers l’est, et trois hommes seulement, Neil et deux autres, restèrent à veiller sur le captif.
– Je pourrais vous nommer quelqu’un qui sera peu satisfait de votre besogne, Neil Duncanson, dis-je, quand le reste de la troupe se fut éloigné.
Il me répondit pour m’assurer que je serais traité avec douceur, car il savait « que je connaissais la dame ».
Notre conversation se borna là, et nul autre humain ne se montra sur cette partie de la côte avant l’heure où le soleil eût disparu derrière les montagnes du Highland, lorsque le crépuscule était déjà sombre. À ce moment j’aperçus un homme du Lothian, grand, maigre et osseux, au teint basané, qui s’avançait vers nous parmi les dunes, monté sur un cheval de labour.
– Garçons, cria-t-il, avez-vous vu un papier comme celui-ci ?
Et il en éleva un dans sa main. Neil en tira un autre, que le nouveau venu examina à travers ses besicles de corne ; puis, déclarant que tout allait bien et que nous étions ceux qu’il cherchait, ce