pu le croire sérieusement offensé. Mais la manière dont il avait entamé la conversation suffisait à le démentir. Manifestement cet homme était venu dans l’intention de me chercher querelle à droit ou à tort ; manifestement j’étais tombé dans un nouveau piège de mes ennemis ; et je ne doutais pas, vu mon inexpérience, que je dusse être la victime de notre rencontre.
Pendant que nous avancions dans cet âpre désert rocailleux du King’s park, je fus tenté une demi-douzaine de fois de prendre mes jambes à mon cou et de m’enfuir, tant j’aimais peu montrer mon ignorance de l’escrime, et tant je répugnais à mourir ou même à être blessé. Mais je réfléchis que si leur malice pouvait aller jusqu’à ce point, elle ne reculerait sans doute plus devant rien ; et périr par l’épée, voire sans élégance, était quand même préférable au gibet. Je me dis aussi que par l’imprudente vivacité de mon langage et la promptitude de mon poing je m’étais mis dans une impasse absolue ; et même si je prenais la fuite mon adversaire me poursuivrait sans doute et me rattraperait, ce qui ajouterait la honte à mon malheur. Aussi, toute réflexion faite, je ne cessai pas de marcher derrière lui, à peu près comme j’aurais suivi le bourreau et sans guère plus d’espoir.
Nous contournâmes l’extrémité des Roches Longues et pénétrâmes dans le Marais du Chasseur. Là, sur un carré de beau gazon, mon adversaire dégaina. Nous n’avions pour témoins que les oiseaux ; et je n’eus d’autre ressource que de suivre son exemple et de tomber en garde de mon mieux. Ce mieux ne suffit sans doute pas à M. Duncansby : il aperçut quelques défauts dans mes manœuvres, s’arrêta, me considéra attentivement et se mit à rompre et avancer tout en battant l’air de sa lame. Comme Alan ne m’avait rien appris de ce genre, et que j’étais en outre assez troublé par le voisinage de la mort, je me déconcertai tout à fait, et restai hébété, avec le désir de m’enfuir.
– Qu’est-ce qui fous prend ? s’écria le lieutenant.
Et d’un engagement brusque, il me fit sauter mon épée et l’envoya voler au loin parmi les buissons.
À deux reprises cette manœuvre se répéta ; et je rapportais pour la troisième fois mon arme déshonorée, lorsque je m’aperçus qu’il avait remis l’épée au fourreau et qu’il m’attendait avec un certain air de dépit, et les mains croisées sous ses basques.
– Tu Tiaple si che fous touche ! s’écria-t-il.
Et il me demanda ironiquement de quel droit je provoquais des « chentilshommes » alors que je ne savais pas distinguer l’un de l’autre les deux bouts d’une épée.
Je lui répondis que c’était la faute de mon éducation ; et qu’il me rendrait cette justice de reconnaître que je lui avais donné toute la satisfaction qu’il était malheureusement en mon pouvoir de lui offrir, et que je m’étais battu en homme.
– Et c’est la férité, dit-il. Che suis très prafe moi-même, et harti comme un lion. Mais me pattre comme fous l’afez fait, sans rien safoir de l’escrime, ch’afoue que che ne l’aurais pas osé. Et che recrette le coup de poing ; quoique à mon afis le fôtre était le frère aîné ; et le crâne m’en cuit encore. Et ch’affirme que si ch’afais su te quoi il retournait, che n’aurais pas mis la main tans une telle affaire.
– Voilà qui est noblement dit, répliquai-je, et je suis assuré que vous ne consentirez pas une seconde fois à faire le jeu de mes ennemis personnels.
– Fraiment non, Palfour, dit-il ; et che pense qu’on a très mal agi afec moi te me donner à compattre une fieille femme, ou plutôt une espèce te camin ! Et che le tirai au Maître, et che le profoquerai, par Tieu, lui-même !
– Et si vous saviez de quelle nature est le grief de M. Simon contre moi, repris-je, vous seriez encore plus vexé d’avoir été mêlé à de telles histoires.
Il jura qu’il me croyait fort bien, que tous les Lovat étaient faits de même farine, et que le diable était le meunier qui l’avait moulue ; puis me prenant soudain par la main, il me déclara que j’étais, pour finir, un très gentil garçon, que c’était une infinie pitié de m’avoir négligé ainsi, et que s’il en trouvait l’occasion, il veillerait lui-même à faire mon éducation.
– Vous pouvez me rendre un service meilleur encore, dis-je ; et quand il m’eut demandé sa nature, j’ajoutai : C’est de venir avec moi trouver l’un de mes ennemis et de lui attester de quelle façon je me suis comporté aujourd’hui. Ce sera là un vrai service. Car bien qu’il m’ait envoyé un noble adversaire pour la première fois, l’intention secrète de M. Simon n’est autre que de me faire assassiner. Il en viendra un second, puis un troisième ; et par ce que vous avez vu de mon habileté à manier le fer, vous pouvez juger du sort qui m’attend.
– Ce sort ne me tenterait guère moi non plus, si ch’étais aussi peu homme que fous ne fous l’êtes montré, s’écria-t-il. Mais che fous rentrai chustice, Palfour. Conduisez-moi !
Si j’avais marché lentement pour entrer dans ce maudit parc, j’avais les pieds plutôt légers pour en sortir. Ils allaient en mesure sur un excellent vieil air, aussi ancien que la Bible, et dont les paroles sont : « Nul doute, l’amertume de la mort est passée. » Comme j’avais une soif ardente, je bus au puits de Sainte-Marguerite, dans la descente du chemin, et cette eau me parut d’une suavité exquise. Nous traversâmes l’Asile, remontâmes Canongate, puis par Netherbow, arrivâmes tout droit à la porte de Prestongrange. Nous causions chemin faisant pour convenir des détails. Le valet de pied nous déclara que son maître était chez lui, mais qu’il s’était occupé d’affaires très sérieuses avec d’autres gentlemen, et qu’il avait fait condamner sa porte.
– Mon affaire ne prendra que trois minutes, et elle ne peut attendre, lui dis-je. Vous ajouterez qu’elle n’est aucunement privée, et que je serais même enchanté d’avoir des témoins.
Notre homme se retira d’assez mauvaise grâce pour exécuter la commission, nous n’hésitâmes pas à le suivre jusque dans l’antichambre, d’où je pus ouïr un instant dans la pièce voisine le bruit confus de plusieurs voix. En effet, ils étaient trois autour d’une table, à savoir : Prestongrange, Simon Fraser et Erskine, shériff de Perth ; et comme ils se trouvaient réunis pour délibérer précisément sur l’assassinat d’Appin, mon arrivée les troubla un peu, mais ils décidèrent de me recevoir.
– Tiens, c’est vous, monsieur Balfour, qu’est-ce qui vous ramène donc ici ? et qui est ce monsieur qui vous accompagne ? demanda Prestongrange.
Quant à Fraser, il tenait les yeux baissés vers la table.
– Il est ici pour fournir un petit témoignage en ma faveur, mylord, témoignage qu’il est à mon avis très nécessaire que vous entendiez, répondis-je.
Et je me tournai vers Duncansby.
– Chai seulement à tire ceci, fit le lieutenant, c’est que che me suis pattu auchourd’hui afec Palfour tans le marais tu Chasseur, ce tont ch’ai crand recret à présent, et il s’est contuit aussi pien qu’on peut l’exicher t’un chentilhomme. Et ch’ai peaucoup de consitération pour Palfour, conclut-il.
– Je vous remercie de votre obligeance, fis-je.
Là-dessus Duncansby salua la compagnie et se retira, comme nous en étions convenus précédemment.
– Qu’ai-je à voir dans cette affaire ? me demanda Prestongrange.
– Je vais l’exposer en deux mots à votre seigneurie. J’ai amené ce gentilhomme, un officier du Roi, pour me rendre ce témoignage. J’aime à croire que désormais mon honneur est à couvert, et jusqu’à une certaine date, que votre seigneurie connaît, il sera tout à fait inutile de dépêcher contre moi d’autres officiers. Je ne puis consentir à me battre successivement avec toute la garnison du château.
Les veines se gonflèrent sur le front de Prestongrange, et il me lança un regard de courroux.
– C’est je crois le diable qui m’a découplé ce chien de garçon-là dans les jambes, s’écria-t-il ; et, se tournant furieux vers son voisin, il ajouta : Voici de votre besogne, Simon. Je reconnais votre intervention dans cette affaire, et, laissez-moi vous le dire, elle ne me plaît pas. Il est déloyal, quand nous avons convenu d’un procédé, d’en faire agir secrètement un autre. C’est une trahison. Quoi ! vous me laissez envoyer ce garçon là-bas, avec mes propres filles ! Et parce que j’ai laissé échapper un mot devant vous… Fi, monsieur, gardez vos hontes pour vous seul !
Simon était d’une pâleur mortelle.
– J’en ai assez de me voir renvoyé comme une balle entre le Duc et vous, s’écria-t-il. Que vous finissiez par vous arranger ou par rompre, vous vous débrouillerez tous les deux. Je refuse de plus faire la navette, de recevoir vos instructions opposées, et d’être blâmé des deux côtés. Et si je vous disais ce que je pense de toute votre histoire de Hanovre, vous en entendriez de dures.
Mais à ce moment le shériff Erskine, qui avait gardé son sang-froid, insinua doucement :
– Il ne nous reste plus, je crois, qu’à déclarer à M. Balfour que son caractère de bravoure est dûment établi. Il peut dormir en paix. Jusqu’à la date à laquelle il a bien voulu faire allusion il ne sera plus mis à l’épreuve.
Son sang-froid rappela les deux autres à la raison, et avec une politesse un peu vague, ils se hâtèrent de me congédier.
IX
La bruyère en feu
Cet après-midi, pour la première fois, j’étais furieux en quittant Prestongrange. Le procureur s’était joué de moi. Il avait prétendu que mon témoignage serait reçu et que je serais, moi, indemne ; et à la même