Mais j’ai entendu chanter dans la maison.
– C’était miss Grant, répliquai-je, l’aînée et la plus jolie.
– On dit qu’elles sont toutes belles.
– Elles pensent la même chose de vous, miss Drummond, et elles se pressaient toutes à la fenêtre pour vous contempler.
– C’est un malheur que je sois tellement aveugle, reprit-elle, sinon je les aurais vues aussi. Et vous étiez dans la maison ? Vous avez dû bien vous amuser avec la belle musique et les jolies demoiselles.
– Voilà justement où est votre erreur ; car j’étais aussi peu à mon aise qu’un poisson de mer sur la cime d’une montagne. À vrai dire, je suis mieux fait pour me trouver avec des hommes farouches qu’avec de jolies demoiselles.
– Eh bien, moi aussi, je finirais volontiers par le croire ! lança-t-elle ; et sa réflexion nous fit rire tous les deux.
– Mais voici une chose singulière, repris-je. Je n’ai pas du tout peur de vous, et cependant je me serais volontiers enfui loin des misses Grant. Et j’ai eu peur aussi de votre cousine.
– Oh ! tous les hommes ont peur d’elle, je crois, s’exclama-t-elle. Mon père lui-même en a peur.
Au nom de son père je restai interdit. Je la regardai marcher à mon côté ; je me rappelai l’individu, le peu que je savais de lui et tout ce que j’en devinais ; et les comparant tous deux l’un avec l’autre, mon silence m’apparut comme une trahison.
– À propos, dis-je, j’ai rencontré votre père pas plus tard que ce matin.
– Vraiment ? s’écria-t-elle d’un ton joyeux qui me sembla une raillerie personnelle. Vous avez vu James More ? Vous lui avez parlé, en ce cas ?
– Oui, je lui ai même parlé, répondis-je.
Les choses prirent alors pour moi la plus mauvaise tournure qu’il était humainement possible. Elle me jeta un regard de pure reconnaissance.
– Ah ! que je vous en remercie ! fit-elle.
– Vous me remerciez pour bien peu, répliquai-je, et puis je m’arrêtai, mais la contrainte que je m’imposais était trop grande : il me fallut me soulager un peu.
– Je lui ai parlé assez mal, repris-je, car il ne m’a guère plu ; je lui ai parlé assez mal, et il s’est mis en colère.
– Vous avez été bien mal inspiré ; et vous l’êtes encore plus de le raconter à sa fille ! s’écria-t-elle. Mais ceux-là qui ne l’aiment ni ne le choient, je refuse de les connaître.
– Je prendrai la liberté d’ajouter un mot, dis-je, commençant à trembler. Peut-être votre père et moi ne sommes de la meilleure humeur chez Prestongrange. Nous y avons tous les deux, je crois, des affaires inquiétantes, car c’est une maison dangereuse. J’avais pitié de lui d’ailleurs, et je lui ai parlé le premier, s’il est vrai que j’aurais pu m’exprimer plus sagement. Et à ce propos m’est avis que vous verrez bientôt ses affaires s’arranger.
– Ce ne sera toujours pas grâce à vos bons soins, je pense, répliqua-t-elle ; et il vous est fort obligé pour votre pitié.
– Miss Drummond, m’écriai-je, je suis seul au monde…
– Et cela ne m’étonne pas, dit-elle.
– Ah, laissez-moi parler ! repris-je. Je ne veux plus que parler une fois, et puis je vous laisserai, si vous le voulez, pour toujours. Je suis venu aujourd’hui dans l’espoir d’entendre un mot aimable dont j’ai un besoin cruel. Ce que j’ai dit devait vous offenser, je m’en rends compte, et je le savais en le disant. Il m’eût été facile de dire des douceurs, comme de vous mentir ; ne comprenez-vous pas quelle envie j’ai eue de le faire ? Ne voyez-vous pas éclater la confiance de mon cœur ?
– Je pense que vous venez de faire beaucoup de besogne, monsieur Balfour. Je pense que notre rencontre sera unique, et que nous saurons nous séparer en gens comme il faut.
– Oh, que j’aie au moins quelqu’un pour croire en moi ! suppliai-je, je n’y puis plus tenir autrement. Le monde entier est ligué contre moi. Comment vais-je affronter mon horrible destin ? Si je n’ai personne pour croire en moi, cela m’est impossible. Non, je ne saurai pas, et cet homme n’a plus qu’à mourir.
Elle marchait toujours, en regardant droit devant elle et le nez au vent ; mais à mes paroles, ou à l’accent dont je les prononçai, elle fit halte.
– Qu’est-ce que vous dites ? demanda-t-elle. De quoi parlez-vous ?
– C’est mon témoignage qui peut sauver la vie d’un innocent, dis-je, et ce témoignage on ne me laissera pas le donner. Vous-même, que feriez-vous ? Vous comprenez ce que cela signifie, vous dont le père est en danger. Abandonneriez-vous cette pauvre créature ? Ils ont tout essayé sur moi. Ils ont voulu m’acheter ; ils m’ont offert monts et merveilles. Et aujourd’hui ce limier m’a dit où j’en étais, et jusqu’où il irait pour m’égorger et me déshonorer. Je vais avoir participé au meurtre ; je vais avoir retenu Glenure à causer pour de l’argent et de vieux habits ; je vais être tué et avili. Si c’est de la sorte que je dois tomber, encore à la fleur de l’âge – si c’est là l’histoire qu’on va raconter de moi dans toute l’Écosse – si vous allez le croire vous aussi et que mon nom passe en proverbe – Catriona, comment le supporterai-je ? Ce n’est pas possible ; c’est au-delà des forces humaines.
Je lâchais mes mots en tourbillon, l’un poussant l’autre, et quand je me tus je vis qu’elle me considérait d’un air bouleversé.
– Glenure ! Il s’agit du meurtre d’Appin ! fit-elle, à voix basse, mais avec une surprise extrême.
J’étais retourné sur mes pas afin de l’accompagner, et nous étions arrivés alors presque au haut de la lande qui domine le village de Dean. À ces mots, tout hors de moi, je me plaçai devant elle.
– Pour l’amour de Dieu, m’écriai-je, pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Et je portai mes poings à mes tempes. Qu’est-ce qui m’a poussé ? Il faut que je sois ensorcelé pour dire ces choses !
– Au nom du ciel, qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle.
– J’ai donné ma parole, me lamentai-je, j’ai donné ma parole, et voilà que je l’ai violée. Ô Catriona !
– Dites-moi donc de quoi il s’agit, reprit-elle ; est-ce de ces choses que vous n’auriez pas dû dire ? Et croyez-vous que je n’aie pas d’honneur ? ou que je sois capable de trahir un ami ? Tenez, je lève la main droite, et je vous fais serment.
– Ah ! j’étais sûr de votre loyauté ! m’exclamai-je. Mais moi – moi que voici ! Moi qui ce matin encore les affrontais et les bravais, moi qui m’exposais à mourir sur l’échafaud plutôt que de commettre le mal – voilà qu’au bout de quelques heures il me suffit d’un simple bavardage pour jeter mon honneur au vent. « Une chose ressort clairement de notre conversation, m’a-t-il dit, c’est que je peux me fier à votre parole. » Où est ma parole à présent ? Qui me croira désormais ? Vous-même ne le pourriez plus. Je suis déchu sans remède ; je n’ai plus qu’à mourir !
Je débitai toute cette tirade d’une voix mouillée de pleurs mais ces pleurs n’étaient pas sincères. Elle reprit :
– Votre désolation me navre, mais la vérité vous êtes trop naïf. Moi, j’irais ne plus vous croire, dites-vous ? Ma confiance en vous est absolue. Quant à ces hommes, je ne veux pas penser à eux ! Des hommes qui s’efforcent de vous prendre au piège et de vous perdre ! Fi ! ce n’est pas le moment de s’humilier. Relevez plutôt la tête ! Ne songez-vous pas que je vais au contraire vous admirer comme un grand héros du Bien – vous, un garçon à peine plus âgé que moi ! Et parce que vous avez dit un mot de trop à l’oreille d’une amie qui mourrait plutôt que de vous trahir – il n’y a certes pas de quoi en faire une telle affaire ! C’est une chose que nous devons oublier tous les deux.
– Catriona, fis-je, en la regardant avec inquiétude, est-ce vrai ? Auriez-vous encore confiance en moi ?
– N’en croirez-vous pas les larmes de mes yeux ? s’écria-t-elle. Je pense de vous tout le bien du monde, monsieur David Balfour. Ils peuvent vous pendre ; je ne vous oublierai jamais, j’aurai beau vieillir, je me souviendrai toujours de vous. J’estime qu’il est noble de mourir ainsi ; je vous envierai votre gibet.
– Et qui sait après tout si je ne suis pas comme un enfant qui a peur des fantômes, repris-je. Peut-être se sont-ils simplement moqués de moi.
– C’est ce que je veux savoir, dit-elle. Je dois tout entendre. Puisque le mal est fait de toute façon, je dois tout entendre.
Je m’étais assis au bord de la route ; elle prit place à mon côté, et je lui exposai toute l’affaire, à peu près comme je l’ai écrite, ne supprimant rien autre que mes réflexions au sujet de la conduite de son père.
– Allons, dit-elle quand j’eus fini, vous êtes un héros, c’est certain, et je n’aurais jamais cru cela ! Et je vois aussi que vous êtes en danger. Oh ! Simon Fraser ! Quand je pense à cet homme ! Pour obtenir la vie et ce sale argent, trafiquer d’une telle manigance ! Et elle s’interrompit pour lancer un mot bizarre qui lui était familier, et qui appartient, je pense, à son vocabulaire personnel : Quelle torture ! fit-elle, voyez le soleil !
En effet, il allait disparaître derrière les montagnes.
Elle me pria de revenir bientôt, me donna la main, et