serait tout à fait différent de m’engager, et je crois que je vous paraîtrais bien sot de le faire.
– Vous avez la langue bien pendue, à ce que je vois, dit la vieille dame. Moi aussi, grâce à Dieu ! J’ai été assez bête pour me charger de la fille de ce brigand : une jolie tâche que j’ai assumée là ; mais c’est fait, et je la mènerai à ma guise. Voulez-vous dire, monsieur Balfour de Shaws, que vous épouseriez la fille de James More, même celui-ci étant pendu ? Eh bien donc, là où il n’y a pas de mariage possible, il ne peut y avoir aucun genre de relations, et tenez-le-vous pour dit. C’est délicat, les filles, ajouta-t-elle avec un hochement de tête ; et j’en ai été une aussi, et jolie ; bien qu’on ne le croirait guère à voir mes joues ridées.
– Lady Allardyce, lui dis-je, car tel est je crois votre nom, il me semble que vous tenez les deux rôles dans le dialogue, et c’est là un médiocre moyen d’arriver à s’entendre. Vous me portez un vrai coup droit, en me demandant si j’épouserais, au pied du gibet, une jeune personne que je n’ai vue qu’une fois. Je vous ai répondu que je ne m’engagerais pas ainsi à la légère. Toutefois je vous en dirai davantage. Si, comme j’ai toute raison de l’espérer, je continue à aimer cette jeune fille, il faudra autre chose que son père, ou même que le gibet, pour nous empêcher, elle et moi, de nous réunir. Quant à ma famille, je l’ai trouvée au bord de la route, tel un enfant abandonné ! Je suis loin de devoir quelque chose à mon oncle ; et si je me marie jamais, ce sera pour complaire à une seule personne : à moi-même.
– J’avais déjà ouï des propos de ce genre, alors que vous n’étiez pas encore né, repartit Mme Ogilvy, et c’est peut-être pourquoi j’y attache aussi peu d’importance. Il y a beaucoup de choses à considérer. Ce James More est un parent à moi, soit dit à ma honte. Mais plus la famille est estimable, plus elle a de pendus et de décapités, ç’a toujours été l’histoire de la malheureuse Écosse. Et s’il n’y avait que la pendaison ! Pour ma part, il me semble que j’aimerais mieux voir James à la potence, car c’en serait au moins fini de lui. Catrine est une assez brave fille, elle a bon cœur, et se laisse tarabuster du matin au soir par un vieux trognon comme moi. Mais, voyez-vous, il y a un point faible. Elle est entichée de ce grand gueux d’hypocrite, son père, et folle à fond des Gregara, et des noms proscrits, et du roi James, et autres balivernes. Et vous vous trompez joliment si vous vous figurez qu’elle se laisserait mener par vous. Vous dites que vous ne l’avez vue qu’une fois…
– Que je lui ai parlé une seule fois, aurais-je dû plutôt dire. Je l’ai vue de nouveau ce matin d’une fenêtre de l’hôtel Prestongrange.
Il est probable que je lui débitai cette phrase parce qu’elle sonnait bien ; mais je reçus la juste récompense de ma vanité.
– Qu’est-ce que c’est ? cria la vieille dame, renfrognée soudain. Je croyais que vous l’aviez rencontrée d’abord devant la porte du procureur ?
Je lui avouai qu’elle ne se trompait pas.
– Hum ! fit-elle ; et puis soudain, sur un ton assez aigre : Je n’ai rien que votre parole comme garantie de vos noms et qualité. À vous entendre, vous êtes Balfour de Shaws ; mais à ce qu’il me semble vous seriez plutôt Balfour du Diable. Il se peut que vous soyez venu ici pour ce que vous dites, et il se peut également que vous y soyez venu pour le diable sait quoi ! Je suis assez bonne whig pour me tenir tranquille, et pour avoir conservé à tous mes gens leurs têtes sur leurs épaules, mais je ne le suis pas tout à fait au point de me laisser berner. Et je vous le dis tout net, c’est trop de porte du procureur par-ci, et de fenêtre du procureur par-là pour un homme qui vient solliciter la main de la fille d’un MacGregor. Vous pouvez aller porter cela au procureur qui vous a envoyé, avec mon parfait amour. Et je vous baise la main, monsieur Balfour, dit-elle, en joignant le geste à la parole ; et je vous souhaite bon voyage pour retourner d’où vous êtes venu.
– Si vous voyez en moi un espion… m’écriai-je.
La suite me resta dans la gorge. Je m’attardai un moment à lancer des regards meurtriers à la vieille dame, puis la saluai, prêt à m’éloigner.
– Allons, bon ! voilà notre galant fâché ! s’écria-t-elle. Si je vois en vous un espion ? Pour qui d’autre voulez-vous que je vous prenne ? – moi qui ne sais rien de vous ? Mais j’admets que je me sois trompée ; et comme je ne puis me battre avec vous, je dois vous présenter un grand sabre ! Allons, allons, poursuivit-elle, vous n’êtes pas si mauvais garçon dans votre genre ; vous devez avoir quelques vices compensateurs. Mais dites donc, David Balfour, vous êtes diablement rustique ! Il faudra vous corriger de cela, mon garçon, assouplir votre échine, et penser un tout petit peu moins à votre précieux moi ; et il vous faudra essayer de comprendre que les femmes ne sont pas des grenadiers. Mais vous en êtes bien incapable. Jusqu’à votre dernier jour vous ne vous y connaîtrez pas plus aux femmes que je ne m’y entends à couper les truies.
Je n’avais jamais ouï pareilles expressions de la bouche d’une dame, les deux seules dames que j’avais connues jusqu’alors, Mme Campbell et ma mère, étant très dévotes et très convenables ; et j’imagine que mon étonnement dut se peindre sur mon visage, car Mme Ogilvy lança soudain un éclat de rire.
– Ma parole, s’écria-t-elle, en luttant contre sa gaieté, vous faites la figure de bois la plus réussie… Et vous épouseriez la fille d’un cateran highlander ! Davie, mon cher, il nous faudra en faire l’essai, ne fût-ce que pour voir les petits qui en sortiront. Et maintenant, poursuivit-elle, il n’y a aucune utilité à ce que vous vous attardiez ici, car la jeune fille n’est pas à la maison, et je crains bien que la vieille ne soit pas la compagnie qu’il faut au fils de votre père. Outre cela, je n’ai personne que moi pour veiller à ma réputation, et je suis restée assez longtemps avec un séduisant jeune homme. Vous reviendrez un autre jour chercher vos six pence, me cria-t-elle de loin comme je me retirais.
Mon escarmouche avec cette déconcertante dame rendit à mon esprit une hardiesse qui lui eût autrement fait défaut. Depuis deux jours l’image de Catriona s’était mêlée à toutes mes pensées ; elle constituait leur arrière-plan, de sorte que je ne pouvais rester seul avec moi-même sans qu’elle surgît dans un recoin de mon âme. Mais à cette heure elle devint tout à fait proche : je croyais la toucher, elle que je n’avais touchée qu’une fois ; je me laissais aller vers elle en un attendrissement bienheureux. À envisager le monde qui m’entourait, il m’apparaissait comme un désert effrayant, où les hommes s’avancent tels des soldats en marche, observant leur devoir comme ils peuvent, et pour offrir à ma vie quelque joie je ne voyais que Catriona. Je m’émerveillais de pouvoir m’appesantir sur de telles considérations en cette heure où le danger me guettait avec le déshonneur ; et j’avais honte en considérant ma jeunesse. Il me restait mes études à compléter ; il me restait à choisir une occupation utile ; il me restait encore à prendre ma part du travail en un monde où tous doivent travailler ; il me restait encore à apprendre, et à savoir, et à me prouver à moi-même que j’étais un homme ; et j’avais assez de raison pour rougir de me voir prématurément tenté par ces joies et ces devoirs ultérieurs et sacrés. Toute mon éducation s’insurgeait en moi contre ces velléités ; car je n’avais pas été nourri de fadaises, mais du pain dur de la vérité. Je savais qu’on n’a pas le droit de prétendre à faire un mari, quand on n’est pas aussi préparé à devenir un père ; et jouer au père était pour un gamin comme moi une simple dérision.
J’étais plongé dans ces pensées et arrivé presque à mi-chemin de la ville lorsque je vis s’avancer vers moi une silhouette qui augmenta le trouble de mon cœur. J’avais, me semblait-il, un nombre infini de choses à lui dire, mais je ne savais par où commencer ; et me souvenant à quel point l’autre matin j’avais eu la langue liée chez Prestongrange, je me persuadai que j’allais rester muet. Mais à son approche mes craintes s’envolèrent ; le souvenir même de ce que je venais de penser à part moi ne me troubla point ; et je pus causer avec elle aussi aisément et raisonnablement que je l’aurais fait avec Alan.
– Oh ! s’écria-t-elle, vous êtes allé chercher vos six pence : les avez-vous eus ?
Je lui répondis que je ne les avais pas eus, mais que puisque je l’avais rencontrée, ma course ne serait pas vaine.
– Il est vrai que je vous ai déjà vue ce matin, ajoutai-je ; et je lui expliquai où et comment.
– Moi, je ne vous ai pas vu, dit-elle. J’ai beau avoir de grands yeux, il y en a de meilleurs pour voir de loin.