des enfants. En revanche, le baiser de Tristan et Iseult et les rites de saint Kevin figureront dans le texte définitif, mais ils auront connu auparavant bien des vicissitudes. Seul le baiser nous concerne ici. C’est d’ailleurs lui qui va jouer le rôle le plus important, un rôle décisif pour la mise en route de Finnegans Wake.
Petits et grands écarts
Joyce part des acquis de « Nausicaa ». Dans la première partie de cet épisode d’Ulysse, la rencontre entre Bloom et Gerty McDowell est racontée du point de vue de cette dernière et à la manière des romans sentimentaux qui sont la lecture ordinaire de la jeune fille. Mais les fausses élégances de ce style grandiloquent et moralisateur sont constamment perturbées par des ruptures de ton, de petites mesquineries de pensée et des trivialités d’expression. Le portrait aristocratique que la jeune fille aimerait faire d’elle-même est interrompu par des confidences sur ses problèmes gynécologiques et les remèdes de bonne femme qu’elle utilise pour les guérir. Certes, Joyce se moque de Gerty et de la littérature pour demoiselles, et dégonfle les illusions véhiculées par ce romantisme à bon marché en les confrontant brutalement au point de vue d’un Bloom d’autant plus désabusé qu’il vient de se masturber ; mais il est insuffisant de parler de parodie et de mise à distance ironique. Il y a aussi une véritable jouissance, partagée par le lecteur, à adopter cette perspective un peu niaise et à assumer, par instants jusqu’à l’identification, ce style déplorable. On est loin, en apparence, de l’esthétique fin de siècle qui était celle du jeune Joyce et dont on trouve encore bien des traces au début d’Ulysse 33.
C’est sur cette base que va être rédigée la première version du baiser de Tristan et Iseult (notre texte B). Tout se passe comme si la deuxième moitié de « Nausicaa », racontée du point de vue de Bloom et qui correspond, selon Joyce, à la détumescence post-orgasmique, se trouvait mêlée aléatoirement à la première partie romantique et exaltée, mais les registres qui s’opposent sont plus hétérogènes et les ruptures de ton sont beaucoup plus nombreuses et plus brutales. On peut en faire un inventaire rapide.
De même que Bloom, vêtu de noir parce qu’il revenait d’un enterrement, apparaissait à Gerty McDowell comme un sombre et mystérieux héros byronien, l’amoureux d’Iseult est présenté comme affligé d’une intéressante pâleur et d’une physionomie mélancolique, mais il est immédiatement précisé que cet aspect romantique est dû à l’indigestion, aux hémorroïdes, au mal de mer et aux remèdes ingurgités pour se préserver de la grippe. Puis Iseult demande en bêtifiant si Tristan tient à elle. La réponse est une suite de formules grandiloquentes et creuses, invoquant hors de propos la distinction thomiste entre bonum arduum et bonum simpliciter. Renversement de rôles par rapport à « Nausicaa » : c’est la jeune femme qui ramène assez brutalement l’homme aux réalités de la chair en exigeant qu’il passe aux actes, tout en invoquant, avec des détails sordides, son repas de la veille. Tristan ne se le fait pas dire deux fois. Il répond volontiers aux sollicitations des dames, comme le laissent entendre des insinuations salaces, mais avant d’aller plus loin, il interroge crûment Iseult sur sa vie sexuelle et sur l’état précis de sa virginité. Celle-ci répond en langage archaïque et fleuri pour protester de son innocence. Tristan lui demande d’en faire serment sur les étoiles, ce qui conduit les deux amants à regarder le ciel et relance une étonnante séquence poétique.
En effet, ce Tristan grotesque va réciter, inspiré par les cieux, un poème lyrique d’assez belle facture. Et pour cause ! C’est un poème de Joyce, qu’il avait partiellement publié en 191734, et qu’il reprendra avec des variantes minimes dans Poèmes d’api 35. Le contraste est tellement surprenant que certains ont pu imaginer que le poème se trouvait par hasard au centre de la feuille et n’aurait rien à voir avec le dialogue de Tristan et Iseult qui aurait été composé dans les marges restées vides36. Mais Joyce a bel et bien mis son poème dans la bouche de ce fantoche ! On se demande comment peut se soutenir un tel écart entre l’intensité lyrique qui se manifeste dans le poème37 et la saynète burlesque qui l’entoure, où les amants échangent par jeu des injures grossières. De fait, ce grand écart n’est pas soutenable. En recopiant la page38, Joyce s’en est aperçu et a totalement supprimé le poème, le remplaçant par un échange de vantardises entre les deux amants, suivi d’un espace vide indiquant bien qu’il manquait quelque chose.
Stabilisation
La veine lyrique va en effet ressurgir, sous une forme très différente, dans la version suivante (notre texte C). C’est Iseult qui y réclame « un peu mais pas trop de citations de la meilleure poésie en relation avec la situation, un poil au-dessus de douce nuit tendre nuit et la lune luit ». Pour répondre à cette demande, Tristan produit un vers du Childe Harold de Byron, si souvent cité qu’il est devenu cliché : « Roule tes profonds flots bleus, ô toi vieil océan, roule ! », sur lequel la suite du texte va broder une série de variations. Mais ce changement intervient dans un ensemble profondément remanié.
Cette deuxième version de la scène du baiser est moins hétérogène et finalement plus proche de « Nausicaa ». Il y a un peu moins de ces changements, tout à fait invraisemblables, de rôles et de discours qui donnent à la première version une apparence décousue, rappelant parfois un autre épisode d’Ulysse, celui de « Circé ». Il s’agit cette fois de la rencontre d’une midinette et d’un joueur de football et de rugby, racontée principalement, du point de vue de la jeune femme, dans un style proche de celui d’une adolescente ou des romans sentimentaux qu’elle affectionne, entremêlé de diverses métaphores sportives. Mais le travail sur le langage et le style est très intéressant. Il avait déjà commencé dans les marges et entre les lignes de la première version, où Joyce avait introduit des créations de mots (« gynelexically », « uranographically ») ou des calembours (« stewsday », « colicflower ») semblables à ceux qui formeront le tissu de Finnegans Wake. Dans la deuxième version, la création lexicale continue (« milkymouthily », « rightjingbangshot », « dazedcrazedgazed », « toploftical »), mais c’est aussi la syntaxe et le rythme qui sont l’objet d’étonnantes expérimentations, rappelant celles qui étaient mises en œuvre dans l’épisode des « Sirènes » d’Ulysse. Qu’il s’agisse de mimer la passion éperdue (« his deepsea peepers gazed O gazed O dazedcrazedgazed into her darkblue rolling ocean orbs »), le désir (« they both went all of a shiveryshaky quiveryquaky mixumgatherum yumyumyum »), ou le galimatias métaphysique de la déclaration débitée par le bellâtre (« when theeuponthus I oculise my most inmost Ego most vaguely senses the deprofundity of multimathematical immaterialities whereby in the pancosmic urge the Allimanence of That Which Is Itself exteriorates on this here our plane of disunited solid liquid and gaseous bodies in pearlwhite passionpanting intuitions of reunited Selfhood in the higher dimensional Selflessness »), une recherche stylistique s’amorce, qui sera à la base d’une grande partie de Finnegans Wake.
Focalisation
Pour faire tenir tout cela ensemble, il manquait toutefois une perspective forte, ce qui ne veut pas dire un point de vue unifié. Chez Joyce, la perspective (dans toutes ses dimensions narrative, linguistique, psychologique et morale) est toujours complexe, résultant d’un minutieux travail d’ajustement. Dans la nouvelle version (notre texte D), qui est peut-être à lire comme une suite de la précédente, le baiser de Tristan et Iseult, banal par lui-même, va devenir fascinant comme objet d’un voyeurisme à multiples foyers. Il y a d’abord la rumeur publique, représentée par la multitude des oiseaux marins, qui a entendu parler du baiser (chez Joyce, le voyeurisme est souvent auditif) et qui va faire des gorges chaudes de l’infortune du roi Marc. Il y a ensuite et surtout quatre étranges vieillards presque aveugles, identifiés aux vagues traditionnellement prophétiques de la côte irlandaise.
Il est intéressant de noter que Joyce, souffrant de conjonctivite aiguë, dicte ce texte à sa femme Nora. Quand il pourra se relire, il transformera les vieillards en créatures bisexuées (heladies), de même que leurs épouses (shehusbands). Ils (ou elles) ont traversé toutes les époques, mais leurs souvenirs sont confus, ils mélangent allègrement les dates et les événements, ceux de leurs vies d’époux maltraités comme ceux de l’histoire irlandaise. Leur décrépitude ne diminue pas leur curiosité malsaine, et ils s’accrochent aux bateaux pour espionner, de leurs yeux affectés de glaucomes et à travers des hublots qui semblent opacifiés par la cataracte, les cabines des jeunes mariés et les toilettes pour dames. Mais c’est le bruit « cataclysmique » du baiser de Tristan et Iseult qui va les bouleverser et les pousser à faire retentir, tout autour de l’Irlande, un chant polyphonique, qui prend la forme d’un poème lyrique.
Il s’agit de nouveau d’un poème de Joyce lui-même, qu’il avait publié sous le titre de « Tutto è sciolto » sept ans plus tôt39. Cette fois c’est donc dans la bouche de quatre vieillards gâteux que Joyce place sa production poétique…
Après le poème, les amants reprennent leur conversation, toujours aussi niaise et grotesque. Tristan s’exprime en français, le nez bouché (à moins que ce ne soit avec l’accent allemand). Quant à Iseult, elle s’exprime dans un style particulièrement ampoulé, mais il y a une histoire passablement perverse qui se cache derrière ses formules creuses : Joyce met dans sa bouche les termes d’une lettre que lui avait adressée Nora au début de leur relation. Or Joyce était persuadé, et il