[qui avait organisé quelques mois plus tôt une désastreuse rencontre mondaine entre les deux écrivains] de A la Recherche des Ombrelles Perdues par Plussiers Jeunes Filles en Pleurs du Côté de chez Swann et Gomorrhee et Co. par Marcelle Proyce et James Joust16. » Pas d’autre commentaire que cette dérisoire fusion-assimilation. Quelques semaines plus tard, à l’occasion de la mort de Proust, il note sur son carnet cette remarque laconique : « Proust – max. texte min. action / Ciné max. action – min. texte17. » Ce n’est apparemment pas du côté de la prolixité proustienne, caricaturée comme une stagnation, qu’il trouvera l’inspiration qui lui permettra de redevenir un écrivain au présent.
Dans cet état d’incertitude, il se contente de noter des mots et des bribes de phrases qu’il relève dans les imprimés qui lui tombent sous la main − comme le mot « clipper » mentionné ci-dessus −, sans trop savoir à quoi ces mots lui serviront. Ses lectures semblent sans but, et si elles ont une orientation, c’est plutôt celle qui est indiquée par le cône d’ombre de son précédent livre. Ainsi, il demande instamment à Sylvia Beach de lui faire parvenir le premier numéro de Criterion, la revue de T. S. Eliot, parce que ce numéro, daté d’octobre 1922, contient une étude de Valery Larbaud sur Ulysse. Il se trouve qu’il comprenait aussi The Waste Land, le poème d’Eliot, très influencé par la lecture d’Ulysse, considéré comme l’un des plus importants du XXe siècle, mais cette œuvre majeure ne semble pas avoir particulièrement retenu l’attention de Joyce sur le moment. En revanche, il prend des notes à partir d’une étude assez insignifiante de Thomas Sturge Moore, « The Story of Tristram and Isolt in Modern Poetry ». Joyce avait toujours fait confiance au hasard pour lui fournir les matériaux dont il avait besoin. Sa chance (ou la disposition d’esprit qu’on appelle ainsi) ne lui a pas fait défaut en cette occasion, puisqu’il va trouver là un point de départ pour son nouveau projet, dans une certaine continuité avec celui qu’il vient de conclure.
La matière d’Irlande
La légende de Tristan et Iseult était susceptible d’intéresser Joyce pour plusieurs raisons. Elle a pour sujet principal l’adultère et la trahison plus ou moins consentie − thème qui le fascinait et qui est, notamment, au centre d’Ulysse et de sa pièce, Les Exilés. Et d’autre part (bien que l’article de Sturge Moore ignore totalement cet aspect) il s’agit d’une légende celtique, avec un versant irlandais : Iseult est une princesse d’Irlande qui a donné son nom à une banlieue de Dublin, Chapelizod (la chapelle d’Iseult). Joyce affirmait que son inspiration était locale, parce que « c’est dans le particulier que l’universel est contenu18 ». On pouvait donc imaginer sans peine que l’« histoire universelle » qu’il envisageait d’écrire aurait un ancrage irlandais, sinon dublinois.
C’est un autre aspect qui semble avoir retenu l’attention de Joyce au premier abord. L’article du Criterion commence par un éloge des écrivains qui n’hésitent pas à se mesurer à un thème que de grands devanciers ont déjà illustré. Joyce, qui venait d’achever sa propre Odyssée, ne pouvait qu’approuver ce parti pris. Sturge Moore note ensuite que, parmi les sujets à portée universelle, celui de Tristan et Iseult a donné lieu à de nombreuses versions modernes. Joyce en dresse une liste sur son bloc-notes, en s’inspirant de la première page de l’article :
Tristan — Binyon
Tennyson
Wagner
Michael Field
Swinburne
Arnold
Debussy
Gordon Bottomley19
La concurrence ne l’effraie pas, bien au contraire, elle est un attrait pour lui. En arrivant à Paris en 1920, en pleine écriture d’Ulysse, il écrivait à son frère, avec une certaine jubilation : « L’Odyssée plane partout ici. Anatole France rédige Le Cyclope, G. Fauré, le musicien, un opéra Pénélope. Giraudoux a écrit Elpenor (Paddy Dignam). Guillaume Apollinaire Les Mamelles de Tirésias 20. » En 1931, toujours intéressé par la manière dont une œuvre peut s’inscrire dans la complexité d’une tradition, il notera dans un autre de ses carnets21 le titre de l’Amphitryon 38, avec sa référence explicite aux trente-sept versions qui ont précédé celle de Giraudoux.
Tout de suite après la multiplicité des auteurs qui se sont attaqués à la légende de Tristan et Iseult, ce que remarque Joyce, c’est la dualité d’Iseult. Pour Sturge Moore, la deuxième Iseult, Iseult de Bretagne, l’épouse de Tristan, est un personnage non essentiel (« moins nécessaire »). C’est au contraire cette étrange doublette qui intéresse Joyce et qu’il va rapporter immédiatement au cadre homérique qui continue à organiser ses pensées. Il note donc sous forme abrégée « Isolde de Bretagne Pén[élope] / [Isolde aux] blanches mains Calypso22 ». Curieusement, Joyce rejoint ainsi les débuts de l’écriture d’Ulysse et l’unique note ayant trait à Homère qu’il avait prise dans le plus ancien des cahiers qui ont été conservés : « Homère Calypso = Pénélope23. » Dans son Ulysse, en effet, la même Molly Bloom incarnera successivement les deux personnages. Cette dualité de l’héroïne ne semble toutefois pas jouer de rôle important dans la genèse et n’est pas particulièrement mise en évidence dans la version finale d’Ulysse. En revanche, les deux Iseult, que Joyce appellera Issy1 et Issy2, auront une présence très active dans l’écriture de Finnegans Wake.
Pour décrire sa méthode de travail, Joyce avait l’habitude d’utiliser deux types de métaphores : des éléments distincts, qui finissent par fusionner après une longue cohabitation quand ils ont atteint la bonne température, ou bien une montagne qui est attaquée de plusieurs côtés par des équipes de tunneliers destinés à se rejoindre au centre. Le mythe de Tristan constitue indubitablement un de ces ingrédients, ou un de ces angles d’attaque. Toutefois, à l’automne 1922, les autres ingrédients n’existaient pas encore, et la température propice n’était pas près d’être atteinte. Après quelques brèves notes sur l’article de Moore, Joyce passe à autre chose.
Du fait d’une lacune dans notre documentation24, nous ignorons à quel moment précis Joyce est revenu à Tristan et Iseult − mais on constate que, fin février ou début mars 1923, il se les était déjà appropriés en tant que personnages. Il semble avoir une vision assez précise de la manière dont il compte les mettre en scène, puisqu’il note des esquisses de pantomime dialoguée, telle que « Trist[an] − Éloigne-toi de moi espèce de… (elle s’en va) − Oh reviens25 », ou, un peu plus tard, « (Is[eult] Je suis vraiment contente de t’avoir rencontré (bigrement remontée)26 ». Mais il s’en sert aussi pour organiser ses idées, celles qui lui viennent au fil de ses lectures du moment, qui portent sur l’histoire ecclésiastique irlandaise au Moyen Âge, tout comme les pensées les plus étranges qui lui passent par la tête : « Le père d’Is[eult] emmène la reine Elizabeth se promener dans le jardin populaire du parc avec un revolver à 6 coups et fait sauter sa satanée cervelle27. »
Passage à l’acte
C’est à peu près au même moment (le 11 mars 1923) que Joyce annonça qu’il venait d’écrire deux pages, « les premières depuis le oui fatal d’Ulysse 28 ». Il s’agissait d’un court texte comique consacré à Roderick O’Connor, le dernier roi d’Irlande, présenté comme vieillissant et ivrogne. Dans les semaines qui suivirent, Joyce rédigea, dans un ordre indéterminé, quatre textes brefs : deux étaient consacrés respectivement au baiser de Tristan et Iseult et aux étranges rituels purificatoires d’un saint irlandais, saint Kevin, et les deux autres à l’enfance d’Iseult et à celle de Kevin29.
Ces petites vignettes représentent de fait le début de la rédaction de ce qui deviendra Finnegans Wake. Il ne s’agit toutefois pas d’un commencement ex nihilo, puisque, pour cette rédaction, Joyce va utiliser très abondamment les notes qu’il a prises dans ses carnets. Il en fait tout naturellement une utilisation thématique, mais aussi un usage textural qui lui est très particulier : il se sert de ses notes comme un maçon utilise des briques, ou plutôt comme un mosaïste utilise les tessons et fragments qu’il a en réserve pour les incorporer à sa fresque, après les avoir quelque peu retaillés quand c’est nécessaire. Joyce va donc puiser des éléments verbaux dans le carnet qu’il vient d’achever et dans les carnets qu’il est en train de remplir pour les incorporer, au fur et à mesure, à sa première rédaction ou surtout aux ajouts30.
Nous ignorons comment Joyce envisageait d’articuler ces cinq textes mais il est clair que les deux portraits d’enfant, celui du futur saint misogyne et celui de la future amoureuse hyperbolique, ont été conçus comme des pendants : deux étranges portraits symétriques, représentant l’éducation de deux enfants modèles, pleins de qualités exemplaires, mais si distraits l’un et l’autre qu’il leur arrive de s’asseoir dans la soupe31. Pour représenter la jeune Iseult (notre texte A), Joyce est, semble-t-il, parti de sa prière du soir, qu’il a esquissée dans un carnet32 puis recopiée à l’encre au milieu d’une grande feuille, sous le titre « Prière et oraison nocturne d’Iseult ». Il s’agit du « Notre Père », expédié à toute vitesse par la petite fille avant de se coucher au point que les syllabes sont mangées, les mots se télescopent et se transforment en une réjouissante pâte verbale. Joyce a ensuite composé son texte autour de la prière, en plusieurs fois et en empruntant des expressions notées dans ses carnets. Il énumère successivement les éléments de l’éducation et de la personnalité de la fillette, dans un langage très simple, comme s’il s’agissait d’un livre d’enfant.
Peut-être à cause de leur trop grande simplicité, les deux vignettes consacrées à la jeunesse d’Iseult et de Kevin seront très vite abandonnées et il n’en restera rien dans Finnegans Wake, sinon quelques échos dans le chapitre du livre II consacré aux leçons