devenir comme un aiguillage, et nous irons de l’un à l’autre par une multitude de trajets. (…) Les mots acquièrent ainsi un pouvoir germinateur. » Il y a dans Finnegans Wake quelque chose de notre lecture du dictionnaire, à rebondir d’une entrée à l’autre ; mais dans la même phrase, sous le même mot. Finnegans Wake, bien avant l’ère multimédia, est un livre qui propose sans cesse des liens sur lesquels le cerveau clique – ou pas. On lit ou on ne lit pas Finnegans Wake, et si on le lit, on continue sans doute à ne pas le lire : on le rêve, on le dérive, on en est comme vidé. Le livre se creuse en nous ; puis, sur un nouveau clic, tout nous revient avec une référence qu’on attrape, avec un mot qui nous parle, une histoire qui s’ébauche, qui revient, qui résonne.
C’est ainsi que Tristan et Iseult, leur légende et leur mythe, servent d’accroche, d’amorce, de relai. Nous connaissons tous peu ou prou ces deux figures et leur univers, leur « paradigme ». Joyce fait tourner ce motif comme un mobile de Calder, et d’abord dans ces brouillons. Il va, avant que le mot ne soit à la mode, déconstruire le mythe, reformuler l’histoire, la réinscrire dans des phrases nouvelles. Rendre à Iseult ses origines celtiques, revendiquer l’irlandité de cet héritage, revivifier les étymologies. Pour le lecteur, les grands marqueurs de la légende – le dragon, le philtre d’amour, le roi Marc en cocu – sont autant de bouées, signal et sauvetage, pour entrer dans Finnegans Wake.
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Après que Marie-Pierre Gracedieu, chez Gallimard, m’a proposé de traduire ces brouillons inédits, j’ai eu l’occasion d’en voir les manuscrits à la National Library de Dublin. Cette bibliothèque est très présente dans toute l’œuvre de Joyce. J’ai obtenu un rendez-vous avec un des conservateurs, Gerard Long. C’était le mois d’avril 2013, un ciel de pluie et de soleil, les marronniers étaient en fleur sur Kildare Street, Kildare dont le nom apparaît plusieurs fois dans Finnegans Wake.
Dans une de ces salles où tout le monde parle bas et remue le moins d’air possible, Gerard Long, qui me semblait issu directement d’Ulysse, ouvrit prudemment de longues boîtes rectangulaires : les manuscrits, de grandes feuilles qui me parurent d’un format inhabituel, reposaient entre des feuillets de plastique, exactement comme on emballe le saumon.
Le manuscrit donne accès à la matérialité de l’écriture, à son existence. Elle passe de l’empire des signes à celui, plus humble, de la trace. Sur ces brouillons, le crayon alterne avec le stylo. Certains feuillets, comme le n° 4, ne sont presque pas raturés, d’autres feuillets sont de vraies bottes de foin, il y a des taches d’encre sur le n° 6. En consultant d’autres manuscrits, il est poignant de constater que l’écriture s’agrandit au fil des années : Finnegans Wake est écrit beaucoup plus gros qu’Ulysse, parce que Joyce entre dans ses années d’obscurité littérale, où sa vue sera de plus en plus altérée.
Le lendemain je me rendis à la « tour de Joyce », la tour Martello à Sandycove. Il faisait un temps bleu, vif et ensoleillé, nous étions partis en train de bon matin avec Patrick Deville, Gilles Ortlieb, Judith Roze et Hadrien Laroche. La porte était ouverte, trois Irlandais nous saluèrent.
Il n’y a aucun besoin de voir les lieux pour comprendre les romans : les lieux sont transformés par l’imaginaire, ils lui sont remis. Je n’ai pas trouvé que le bureau de Dostoïevski ou celui d’Arno Schmidt expliquaient quoi que ce soit de leur travail. Mais cette tour est devenue un chapitre d’Ulysse. Elle n’est plus faite de pierres mais de mots ; ainsi les nymphéas poussent à Giverny non comme des nénuphars, mais comme les touches d’un tableau de Monet.
Pourtant nous ne cessions de monter et descendre cet escalier si tangible, de nous accouder au parapet, de prendre le soleil sur la plateforme, de contempler la baie de Dublin. Tout était là. Il y avait même une théière bleue et deux vieux gobelets, dans une mise en scène d’un réalisme touchant. Et mon cardigan turquoise était exactement assorti à la mer, ce qui m’était une joie toute personnelle.
Mais j’étais tellement en retard pour la lecture de mon dernier roman (que je devais faire à ladite bibliothèque) que Patrick Flynn, un des trois Irlandais de l’accueil, proposa de me raccompagner en voiture. Durant le trajet il me raconta que la Tour ne restait ouverte que grâce aux efforts de quelques bénévoles. La « crise » avait frappé l’Irlande et le peu d’argent public que recevait la Tour avait été entièrement supprimé. La Société des amis de la tour Joyce s’était créée par refus de voir se perdre ce patrimoine. Patrick Flynn, photographe médical, dédiait ainsi son temps libre à la Tour, qui est désormais ouverte au public, gratuitement, de 10 h du matin à 18 h (16 h l’hiver)9.
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J’aime bien l’idée de suivre des rubans, des chemins de couleur dans Finnegans Wake. Ils ont fait partie de mes guides pour le lire. Les déclinaisons du vert, par exemple. Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver datée du 20 septembre 1928, Joyce décrit avec un humour noir les couleurs de sa garde-robe, assortie à la progression de sa cécité : « À savoir, le vert Starr ; c’est-à-dire, la cécité verte, ou glaucome ; le gris Starr ; c’est-à-dire, la cataracte, et le noir star [sic], qui est la dissolution de la rétine. Ceci forme donc un tri-colore nocturne connecté par une couleur commune. » Le vert, le gris et le noir dominent déjà la palette de ces Brouillons d’un baiser. Le vert, « glaucomateux », comme les yeux des quatre récurrentes « vagues d’Erin », est partout dans le texte : sur le corps d’Iseult et sur celui du dragon, aux moisissures
du fromage et aux pelouses des colleges, au cul des bouteilles et aux petits pois. Il se pose parfois entre deux mots comme un oiseau : « under the sycamore in Roman history to all the collegians green & the old Senate ».
Comment traduire ça ? Voici un extrait de nos échanges avec Daniel Ferrer, le chercheur qui a établi les manuscrits, et qui lui-même a dû opérer des choix :
Moi : « Ce “vert” bien irlandais me tracasse : où le placer ? au sycomore ? »
Daniel Ferrer : « Il semble qu’il y ait une double allusion : “College Green” est le nom actuel de l’emplacement du Thingmote danois mentionné plus haut. D’autre part “The Collegians” est le nom de la source dont dérive the Colleen Bawn. Comment traduire ça ?? »
Dans la plupart des cas, j’ai opté pour la prudence et la traduction littérale, sans chercher à réduire l’obscurité en « l’expliquant », mais sans la favoriser non plus. Car ces brouillons d’un baiser sont sans doute la partie la plus immédiatement lisible de Finnegans Wake : presque un récit, presque du bien connu, des personnages !
Mes choix de traduction m’ont aussi amenée à franciser parfois la déroutante ponctuation, en ajoutant quelques virgules dans les énumérations. Mais puisque Joyce est une langue étrangère qui s’apprend, j’ai considéré que le lecteur et la lectrice l’apprenaient peu à peu avec moi. Et j’ai respecté son usage des majuscules et des minuscules à la lettre. Nous proposons ces brouillons aussi comme documents.
Il me fallait également trouver en français, langue marquée par le genre même pour les choses inanimées, un équivalent pour la permanente ambiguïté sexuelle du texte. Joyce joue des « heladies » et de leur « shehusbands », époux qui sont aussi des épouses, avec une audace moderne, activant dans les mots un mariage pour tous avant l’heure. Il opère par strates sous chaque phrase ; tout n’est pas écrit, mais tout est lisible si l’on s’y arrête : mêlées rugbystiques, formules diplomatiques, langage enfantin ou médiéval (ou les deux), avec d’incessantes secousses dans les niveaux de langue. La lecture de Joyce s’est aussi chargée des sédiments de notre époque. C’est ainsi que le passage du temps m’a interdit de traduire « my precious » par « mon précieux ». La jeune génération, et aussi les moins jeunes, ne peut plus entendre « mon précieux » sans l’accent sifflant du Gollum du Seigneur des anneaux… J’ai donc opté pour « mon trésor », ce qui m’a interdit plus loin de traduire le prénom féminin gaélique « asthore » par l’évident « trésor ». On y entend aussi « à c’t’heure » − Joyce était francophone et amateur de gouaille. Ce ne sont là que quelques exemples dans ce ruban de mots qui met en branle temps, espace, langues, mythes, dames de cœur et chevaliers…
Ay, ay, puissent ces Brouillons d’un baiser vous ouvrir des portes dans Finnegans & que les quatre maîtres vagues vous accompagnent dans votre périple, à entonner le vapodorion à tremper des beignets d’un sou à lire un mot ou deux sur les lacs de Killarney à travers vos tentalunettes vertes, amen.
MARIE DARRIEUSSECQ
1. Cité par Richard Ellmann dans James Joyce, Oxford University Press, 1983, p. 588 (ma traduction).
2. Richard Ellmann, James Joyce, op. cit., p. 590.
3. Récit de William Bird à Richard Ellmann, ibid.
4. Lettre de Joyce à Ernst Curtius, dans Richard Ellmann, ibid. (Je traduis.)
5. « Mes poèmes ne sont pas plus hermétiques ou plus géométriques », écrivait Celan à son éditeur allemand, le 2 avril 1970, quelques jours avant sa mort ; « ils ne sont pas un langage chiffré, ils sont une parole ; ils ne s’éloignent pas toujours plus du quotidien, ils existent, […] ils existent dans l’aujourd’hui. Je crois pouvoir dire qu’avec